Les Bonnes de Jean Genet

Mise en scène de Bea Gerzsenyi

Qu’est-ce qu’un classique au théâtre ? Un texte abyssal qu’aucune représentation ne clôt, interprétable à l’infini et dans tous les sens possibles. La mise en scène de Bea Gerzsenyi confirme la virtuosité de l’écriture des Bonnes de Jean Genet. Cela est certes le moindre des hommages rendu au génial littérateur. De quoi y est-il véritablement question ? De domination de classe, de ressentiment social, de jalousie sororale, de haine de soi, de délire psychotique ? A l’évidence, de tout cela à la fois et de bien d’autres choses encore. La metteuse en scène investit ce texte hypnotique et vertigineux avec une grâce subtile. La cérémonie des deux sœurs convoque danse, combat, cris et hurlements, dans un déferlement de violence qui va crescendo jusqu’à l’enfantement de la monstruosité. Organique et subtilement pervers, cette mise en scène au bord de la transe s’accorde à merveille avec le texte de Genet qui distille savamment les accents de la folie haineuse. Solange se délecte en pensée du crime à venir  : « ll faut rire. (…) Sinon le tragique va nous faire nous envoler. L’assassinat est une chose… inénarrable ! Chantons. Nous l’em­porterons dans un bois et sous les sapins, au clair de lune, nous la découperons en morceaux. Nous chanterons ! » Et les sœurs sont dans une telle communion que l’on ne sait plus parfois laquelle parle, sentiment que les jeux de miroir    de la scénographie réfléchissants viennent corroborer. Madame avait la même intuition de sœurs siamoises. « Claire ou Solange, vous m’irritez – car je vous confonds, Claire ou Solange, vous m’irri­tez et me portez vers la colère ( …) »  clame Claire, » ou « Madame a soigné Claire ou Solange, car Madame nous confondait toujours » surenchérit Solange. La beauté plastique de l’espace scénique, du décor réifié de Madame au gazon bleu attestent d’une vision très particulière de la visée de cette pièce canonique. 

Haïr engendre le monstre en nous semble nous dire l’artiste. Les comédiennes forment un duo fascinant et électrique, tout en contraste et en fusion. La fragilité de l’une (Grace Lynn Mendes alias Claire, la douce) se mue insensiblement en force quand la violence de l’autre à son égard (Sabrina Bus alias Solange, la folle) atteint un degré de rage démentielle. Mais la violence verbale et physique est finalement telle qu’elle accapare  les sœurs monstrueuses dans un même mouvement.

Les ambitions de la mise en scène  sont grandes et ouvertement politiques. Venue d’une Hongrie devenue illibérale, ce qu’il faut entendre comme  ouvertement anti-démocratique, on sent à l’évidence chez Gerzsenyi l’envie d’en découdre avec l’institutionnalisation de la haine que les autocrates du moment ont créé. On sait que haïr l’Autre, le différent, le particulier est devenu la pierre de touche des Poutine, Orbán et consorts. Les Bonnes de Bea Gerzsenyi ne donnent—elles pas à voir et à penser cette haine qui corrompt les cœurs et les esprits ? L’exclusion sociale, raciale ou de genre s’affiche en couleurs, en rose et bleu, en noir et blanc. L’intensité de ce drame sororal portée par des comédiennes habitées fera à coup sûr parler de lui cet été en Avignon.

        Anna Kohn

Bouffon Théâtre le 16 juin à 20h et à l’Espace Alya, du 06 au 28 juillet 2022, 31 bis rue Guillaume Puy, Avignon,   Réservation obligatoire au 04 90 27 38 23,  6 au 28 juin 2022 (relâches les 12, 19 et 26 juillet).

Photos Copyright Artykfilm

CE SOIR JE N’AURAI PAS SOMMEIL

Mise en scène : Anne Carrard

 cause du vent qui souffle sur les visages, de la rumeur assourdissante de l’océan, de la sensation de l’eau sur les corps gorgés de sable et de soleil.

Petite variation sur les vacances en bord de mer, la pièce se joue à trois personnages en une succession de tableaux oniriques et burlesques. On pense souvent à Tati et à sa capacité à redonner grâce à la vie quotidienne, à sublimer poétiquement les petits riens. On aime le ballet loufoque des corps qui font un avec les éléments reconstitués- un ventilateur pour le vent, un arrosoir pour le bain de mer, on aime aussi l’absence de paroles qui rend les gestes et les postures éloquents.

En quelques tableaux doux dingues, la pièce  narre quelques heures de la journée et de la nuit de deux femmes et d’un homme en proie à la douceur d’un jour d’été et d’une nuit impossible. De l’inévitable partie de cartes propice à la bagarre, aux règlements de compte à coups d’écharpes colorées, à la séance de cinéma rétro. « Ce soir je n’aurai pas sommeil » nous emporte dans un univers parallèle qui sait ressusciter la sensualité des jours d’été et les petits miracles du bord de mer. 

 

Mise en scène : Anne Carrard

Interprètes : Sabrina Bus, Benjamin Candotti-Besson, Lorelei Dalze. 

Chapelle des Italiens du 12 au 28 juillet en Avignon.

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Festival d’Avignon In 2018 : Le Grand Théâtre d’Oklahama

D’après Franz Kafka

Adaptation et mise en scène: Madeleine Louarn et Jean-Francois Auguste

Un K à l’envers et plus loin trois autres lettres, LOH suivies d’un A incliné. Des lettres imprimées au néon au fond du plateau noir. Des estrades et des tréteaux, des airs d’hippodrome désaffecté et affublé de dessins sortis d’un conte ou d’un rêve, le tout plongé dans une pénombre irréelle. C’est le décor du Grand théâtre d’Oklahama, une pièce de Madelaine Louarn et Jean-François Auguste, créée à partir de textes librement adaptés de Frantz Kafka. Présentée en création au Festival d’Avignon, la pièce tire son nom du dernier chapitre du roman inachevé de Frantz Kafka, Le Disparu (Amerika) et  met en scène des héros tirés de différents récits de l’emblématique auteur praguois. Théâtre dans le théâtre, le monde d’Oklahama sent la supercherie et le mensonge. On pressent d’emblée  que rien n’y est vrai des rêves qu’il fait miroiter. Ce monde qui semble onirique n’est que la transcription burlesque de l’administration qui  écrase les individus. En travaillant avec des acteurs handicapés mentaux, les metteurs en scène pointent du doigt l’oppression permanente que représente le regard de l’Autre. De Karl Rossmann, le personnage principal d’Amerika à Rougeaud, construit à partir du héros du Rapport pour une académie et d’Un Artiste de la faim,  l’artiste de la faim lui-même, Joséfine la cantatrice tyrannique ou la toujours enthousiaste Fanny, les personnages disent la difficulté d’exister dans le grand théâtre du monde où se joue des mécanismes de domination auxquels nul n’échappe. Reste à trouver une issue, une possibilité de survie en dehors de la honte, de la culpabilité et du sentiment d’infériorité qui minent le personnage kafkaïen. La métaphore théâtrale choisie par le duo de metteurs en scène Madelaine Louarn et Jean- François Auguste travaille l’idée de dédoublement et pointe l’aliénation dont il faut se déprendre.

Construit comme un récit avec une voix off émanée d’un haut parleur, la pièce suit les tribulations et les choix de vie de Karl Rossmann et de ses acolytes. Le paysage sonore, créé par Julien Perraudeau apporte  une touche d’étrangeté à cet univers. Entre sons mécaniques et musique militaire, la musique qui peut être actionnée par les acteurs, souligne ou arrête la quête des personnages, travaillant sans cesse le contrepoint ou l’emphase.

Les acteurs de la troupe Catalyse travaillent cet univers avec une singulière acuité, puisant dans leur écart par rapport à la norme et l’empreinte de la domination dont ils sont porteurs les instruments d’un travail artistique au service de l’univers kafkaïen. Magnifiquement chorégraphié par Agnieszka Ryszkiewicz, le spectacle reproduit pour chaque personnage la description en mouvement que Kafka affectionne, un individu marchant la tête penchée comme la cantatrice ou des allures de marionnette pour Karl.  A travers la particularité d’une élocution, l’étrangeté du regard que ces acteurs portent sur le monde, les thèmes de la honte, de la culpabilité et de la difficulté de se sentir libre prennent  sens naturellement. Dans le décor fantomatique et délabré de ce Grand théâtre d’Oklahama passe aussi la drôlerie que Kafka pensait inhérente à ses écrits. Fanny, l’amie de Karl déguisée en ange à la trompette déborde de ravissement du haut de sa tour et annonce au monde la bonne nouvelle du travail retrouvé, signé d’insertion. Le bureau d’embauche, perché en haut d’une tour sur roulette domine les prétendants à un emploi et les accepte ou non  au nom de principes obscurs, tel un chef d’orchestre capricieux. On rit et immédiatement on ressent aussi l’écrasement dont les individus peuvent être victimes dans la vie. Un jeu de cacahuètes jetées par l’artiste de la faim à Rougeaud accompagne un questionnement sur la vérité à la manière de Ponce Pilate « Qu’est-ce que la vérité ? ». Chacun trouvera-t-il sa place dans ce grand théâtre qu’est le monde ? Rougeaud s’inquiète de ce que l’affiche ne mentionne pas le salaire, Fanny affirme que chacun au moins aura une place. Hélas, malgré les mensonges des employés qui se prétendent ingénieurs, chacun se verra offrir un emploi qui semble arbitrairement choisi par la direction. Trouver sa place dans le grand théâtre du monde, en dépit du mécanisme de la domination, voilà ce que questionnent avec brio ces candidats à l’embauche en quête de sens.

Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Avec: Tristan Cantin, Manon Carpentier, Guillaume Dromadaire, Christian Lizet, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen, Sylvain Robic

Chorégraphie: Agnieszka Ryszkiewicz
Dramaturgie: Pierre Chevallier
Musique: Julien Perraudeau
Scénographie: Hélène Delprat
Lumière: Mana Gautier
Costumes: Claire Raison
Régie générale: Thierry Lacroix
Régie son: Cyrille Lebourgeois

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