AU BOUT DU ROULEAU

Au bout du rouleau 

Un chômeur prend en otage le leader mondial du papier-toilette afin de rappeler à tous les conséquences insoupçonnées de nos actes de consommation, y compris les plus insignifiants.

Les auteurs de cette comédie à prétention ecolo. et qui en sont aussi les deux comédiens  (Gerard Dubouche de la compagnie «Les pieds tanqués» et Didier Landucci vu dans «Les bonimenteurs») s’appuient sur un ressort classique de la comédie de situation: l’opposition d’un homme d’action efficace (en l’occurence un brillant entrepreneur), bourru et cynique tout à coup empêtré dans une relation à lui imposée par un louseur pitoyable mais finalement attachant (on pense notamment au prototype du genre : «l’emmerdeur» dEdouard Molinaro, dont le scénario est justement tiré d’une pièce de théâtre (« Le contrat » de Francis Veber)  réunissant au cinéma Lino Ventura et Jacques Brel). 

Le duo est très efficace grâce à l’excellente interprétation des deux comédiens. On vire de l’humour à l’émotion, quand ces deux personnalités opposées s’apprivoisent mutuellement, pour finalement même verser dans le drame.

Si le propos de cette comédie est de nous faire réfléchir aux problèmes écologiques, on passe cependant largement à côté, la présentation des thèses écologiques demeurant extrêmement superficielle ; surtout elles sont promues par le personnage de louseur velléitaire, raté et immature ce qui, assurément, n’est pas la meilleure façon de leur donner du credit. Le personnage du chef d’entreprise n’a aucun mal à renvoyer ces généreuses idées au rebut des utopies lénifiantes. On en reste un peu surpris.

On remarquera surtout dans ce conte ecolo. et social la mise en scène et la scénographie toute en sobre esthétique de François Bourcier. Les sorties oniriques et explosives du fil de la narration sont très belles, notamment les projections video qui épousent admirablement les contours d’un décor épuré sur le plateau (on se demande tout de même à quel point cette esthétique correspond au registre comique).

Une comédie, donc, qui n’est pas de mauvais goût mais dont on en ressort avec un goût étrange dans la bouche (il est vrai qu’elle finit tragiquement).

Auteurs & comédiens : Gerard Dubouche et Didier Landucci.
Mise en scène : François Bourcier
espace Alya, 20h25, du 7 au 30 juillet 2016. Relâche le 21 juillet

54×13 (Cycle 1 du grand cycle de l’endurance)

54×13 (Cycle 1 du grand cycle de l’endurance)

Par le Morbus Théâtre
Mise en scène de Guillaume Lecamus

Le spectateur est attendu par un comédien, seul, debout sur le plateau. Un régisseur est là aussi ; également à vue, assis devant une petite table, dos au public. Son matériel est simple: un ordinateur portable (une marque bien connue des artistes) prolongé d’une mini-console contrôlant les sons et les lumières. A côté du portable, un mini haut-parleur diffuse un enregistrement de Radio Tour. Posé contre un pied de la table: une très vieille pompe à main, une antique pompe rouillée dont le souffle figurera l’humaine respiration du coureur, cette petite figurine de cycliste posée sur la table en bois plantée au milieu de la scène. Et il va souffler, l’échappé solitaire, il va cogiter puis souffrir.

La table sera tournée, retournée dans tous le sens, couchée par terre, imposant d’improbables postures au comédien, double géant de la figurine au mental et au physique tordus par l’effort. Du rien surgira la poésie: courbé vers la table, le comédien double avec ses bras dans un mouvement de piston, l’effort musculaire du petit cycliste. Dans les côtes, il frottera plus dur contre la table, dans la rage de l’effort, il cognera avec ses poings et quand il dépassera ses limites, on le verra courir autour de la table, haletant son texte.

Les moindres possibilités de jeu sont exploitées, c’est du concentré de théâtre. Ce qui nous ravit ce sont ces moyens simples et charmants qui pourtant nous emportent si loin: la petite ardoise d’écolier sur laquelle  est inscrite à la craie le temps séparant le coureur échappé du peloton, les vidéos diffusées par le comédien à l’aide d’un micro-projecteur, tenant dans le creux de sa  main, sur un chiffon étendu ou sur le plateau de la table renversée, qui sont une  merveille de poésie visuelle…

Un fil invisible relie aussi le comédien au régisseur qui lit les extraits d’un improbable code Wegmüller de la philosophie cycliste ; il encourage ou admoneste abruptement le comédien ou le rejoint pour compléter un tableau émouvant: celui, magnifique et poignant de la mort du coureur Fabio Casartelli. La petite figurine est alors déposée au sol, une fiole de sang versée sur le côté. De toute leur hauteur, les deux comédiens contemplent silencieusement pendant qu’une archive radio rappelle les détails du tragique événement. Le surgissement du réel dans la fiction vous noue la gorge.

Une adaptation du roman de Jean-Bernard Pouy extrêmement réussie dans une simplicité, une économie de moyens qu’illustre une remarquable poésie visuelle.

Entraîneur-metteur en scène : Guillaume Lecamus
Interprète(s) : Samuel Beck, Guillaume Lecamus
Eclairagiste-tacticien : Jacques Bouault
Photo- sportive : Emilie Rouy
Mécano-plasticien : norbert choquet

Du 7 au 31 juillet 2016 à 15h55 au théâtre du Centre , 84000 Avignon

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Catégorisé comme Théâtre

LA CERISAIE

De retour dans une maison d’enfance décrépite après un exil français long de 5 ans, Lioubov retrouve avec plaisir la famille entourée d’une domesticité fidèle et étiolée qui lui apprend sa ruine et l’inéluctable vente aux enchères de la propriété familiale. Elle partage avec son frère Gaïev, quarantenaire futile et indolent uniquement tourmenté de billard, une vague espérance : celle du don providentiel d’une vieille tante qui permettrait de rembourser les intérêts de la dette – et éventuellement une partie du principal. Les deux aristocrates, fins de race et ultimes représentants d’une classe sociale précieuse et inutile à laquelle la grande guerre portera l’estacade -en Russie et ailleurs- considèrent avec dédain le projet de sauvetage de Lopakhine, riche entrepreneur et surtout fils de moujik, ce bétail humain dont ils furent propriétaires dans cette époque révolue à laquelle se raccroche résolument Firs, vieux domestique nostalgique du servage. L’homme d’action, attaché lui aussi aux anciens maîtres qui furent toujours si bons pour lui, croit fermement à un projet immobilier dont la vulgarité reste cependant étrangère aux deux oisifs : raser la magnifique cerisaie du domaine -qui en constitue à leurs yeux l’unique intérêt- pour bâtir des datchas qu’on louerait aux estivants de la ville , la construction d’une voie ferrée juste aux pieds de leur domaine laissant augurer de cette manne.

« Jouer La Cerisaie comme un vaudeville »  disait Vitez -peut-être ici même, à quelques pas du théâtre qui porte son nom- en écho à Tchékhov qui s’est souvent plaint lui-même qu’on donne ses comédies pour des drames  ; il avait d’ailleurs sous-titré sa dernière oeuvre « Comédie en quatre actes ». Recommandation relativisée, toutefois, et comprise en « invitation au plaisir immédiat » par le metteur en scène Yann-Joël Collin dont l’ambition artistique -mais on s’y attendait- ne se réduit ni ne se conforme aux codes bien réglés de la comédie vaudevillesque. S’il se permet quelques petits plaisirs faciles, d’entrée notamment, par des facéties ordinaires lors de la présentation des personnages, c’est pour nous inviter à une certaine décontraction face au chef d’oeuvre classique, dans l’esprit frivole et ludique qui imprégnait si joyeusement sa mise en scène précédente – La Mouette au programme de ce même théâtre l’an dernier. Dès l’entame, les didascalies sont dites à l’auditoire et les habitudes du spectateur tranquille se trouvent encore titillées par un principe d’adresse au public, contrainte qui sera tenue jusqu’au bout y compris dans les moments où elle paraîtra la moins justifiée. Ici, aucune porte pour claquer malgré les nombreux mouvements de scènes, trépignements et entrées-sorties de cette pièce à l’abondante distribution ; les répliques ne fusent pas non plus, bien au contraire : on laisse s’installer un temps réel, très  tendu, entre les répliques, et ça marche !

Surtout, on secoue les oripeaux d’un vieux théâtre, peut-être lui aussi, tombé dans l’ornière de l’oisiveté… tout comme la cerisaie. Ce n’est en effet pas un édifice de prestige, non plus qu’un éventuel jardin d’agrément qui donne son nom au domaine -et à la pièce- mais bien la parcelle agricole du domaine, terrain utilitaire dont on loue maintenant la beauté et le charme, une cerisaie renommée -au point de mériter une mention dans l’encyclopédie- qu’on devine d’une immense valeur productive à l’époque : le vieux Firs nous révèle en effet l’abondance perdue des récoltes et le lustre commercial d’antan (la vente de charrettes entières de cerises sèches ou en bocaux, une recette de confiture fameuse depuis longtemps oubliée, etc.).

Dans cette entreprise de reconsidération du rapport au public, on attribue un rôle à celui-ci, tout comme aux personnages, habillés comme lui ou presque, on lui serre la paluche pour le remercier d’être venu –avec les invités de la fête lorsqu’ils prennent congé- et l’on réduit le décor à un minimum. La scène s’étend aux gradins et déborde vers les entrailles du théâtre par le biais de la vidéo -média moderne et populaire- qui transporte l’action dans le bistro, les coulisses et le hall du théâtre, lorgnant vers la vie d’aujourd’hui, dans la rue (avec en arrière-plan de vrais passants qui s’arrêtent un moment, perplexes). Un rapport moins solennel s’instaure. Des banquettes seront installées sur le plateau où prendront place, tels les marquis du temps de Molière -spectateurs privilégiés assis sur la scène- les jeans de nos spectateurs d’aujourd’hui. Abolie, la déférente distance! Et l’on frissonne à la pensée d’un spectateur téméraire, un peu Iacha -le valet qui se donne des airs d’aristocrate et se moque des maîtres- bondissant hors des rangs.

Après le coup de gong -l’annonce de l’acquisition aux enchères de la cerisaie par l’ancien moujik lui-même, encore tout hébété de son audace-, le grand rideau rouge tendu en fond de scène se soulève et un groupe de rock apparaît, bientôt rejoint par tous les personnages et le public pour renouveler le concept d’entracte, partageant sur le plateau un moment festif et dansant… Fin du bal, fin d’un monde, les spectateurs regagnent leur siège, le grand rideau rouge atterrit dans la poubelle.

Qu’on la prenne côté drame ou côté farce, cette comédie douce-amère sur le temps qui passe, charriant décadence et renouveau, renvoie des résonances profondes dans la France d’aujourd’hui. Yann-Joël Collin « veut entraîner le public dans ce jeu de la perte des repères, où la séparation scène/salle elle même s’abolit dans un espace devenu commun à tous ». Et l’on se demande en effet : où finalement voit-on le mieux ces  hommes superflus condamnés à disparaître, là sur scène ou bien plutôt dans la vie ?…

Cerisaie01


« La Cerisaie » par la Compagnie La Nuit surprise par le Jour
Auteur: Anton Tchékhov (Traduction: André Markowicz et Françoise Morvan)
Mise en scène: Yann Joël Collin
Avec : Sharif Andoura , Cyril Bothorel , Marie Cariès , Sandra Choquet , Manon Combes , Pierre-François Garel , Yordan Goldwaser, Eric Louis, Barthélémy Meridjen , Alexandra Scicluna , Sofia Teillet, Tamaïti Torlasco
Lieu : Théâtre d’Ivry Antoine-Vitez
1 rue Simon Dereure 94200 Ivry-sur-Seine
Dates: 09/05/2016 – 05/06/2016