FRONTIERES 2.0

D’après Anton Tchekhov

Direction artistique: Fabrice Carrey

« Le présent est odieux, mais quand je pense à l’avenir, comme c’est beau ! Je commence à me sentir si léger, si dégagé, et dans le lointain scintille une lumière, je vois la liberté, je vois mes enfants et moi délivrés de l’oisiveté, de la bière, de la choucroute, du sommeil après le déjeuner, de l’ignoble parasitisme… » Ces propos d’Anton Tchekhov, datant du siècle dernier, résonnent fortement lorsqu’on sort tout juste de la Maison de la Poésie, après y avoir vu le spectacle « Frontières 2.0 ». On pourrait presque croire à une prémonition.
En scène, de jeunes comédiens tout juste revenus d’une formation théâtrale intensive d’une année à Minsk en Biélorussie, nous font passer du rire aux larmes en interprétant ces nouvelles, qui ont fait la gloire de leur auteur. On ne sait pas bien encore d’où viennent la joie de vivre, l’humour, la poésie qu’ils parviennent à nous transmettre. Tout cela est-il dû au froid de l’hiver biélorusse, à la chaleur de ses habitants, à la traditionnelle vodka qu’on croise si facilement sur les chemins, ou simplement au mystère qui entoure ce pays qu’on appelle aussi la Russie Blanche ?
Quoi qu’il en soit, ils sont doués d’un talent indéniable. Et savent nous plonger à merveille dans cet univers lointain, dont les problématiques sont pourtant si universelles. Le choix des nouvelles, reliées subtilement les unes aux autres, n’a pas été laissé au hasard : en retraçant le fil d’une vie humaine, les comédiens parviennent à nous faire prendre conscience de tous ces petits malentendus, regrets, quiproquos, de toutes ces errances et instants de nostalgie qui jonchent malgré nous notre destinée.
Nul ne peut rendre un si grand hommage à Anton Tchekhov que celui ou celle qui a marché sur ses traces. Il faut croire que ces jeunes comédiens ont su prendre la bonne direction. Ils ont redonné vie à celui qui reste encore aujourd’hui un maître dans l’art de la nouvelle. Pour tous ceux qui n’auront pas la chance de fouler les terres slaves, réjouissons-nous que la jeunesse ait su s’emparer ces textes, et souhaitons longue vie à la compagnie Demain le Printemps !

 Photo - Frontières 2.0 - @LEZARNUMERIK

Du 6 au 17 juillet à la Maison de la poésie (relâche le 15 juillet).

LE TRIOMPHE DE L’AMOUR

Texte Marivaux

Mise en scène Denis Podalydès

En une période tout aussi indéterminée que mythique, une jeune princesse veut à la fois faire advenir la justice à un pouvoir spolié, par la faute de son propre père, et à son amour du même prince spolié. Comme souvent chez Marivaux le nœud semble complexe pour ne pas dire gordien. Et comme à chaque fois il s’éclairera en s’emberlificotant pour mieux se dénouer brutalement et magistralement quand le fer du destin s’abat enfin.

Il y a tout d’abord les masques (ceux du travestissement en homme). Mais ils tombent vite. L’artifice est grossier et les « comédiens » sont malhabiles. Mais sous ces masques , il y en a un autre plus puissant, plus aveuglant : l’amour. Il suffit que Phocyon sorte ce diable là de sa boite pour qu’il dévaste tout sur son passage, rende sot le philosophe, émue la vieille fille et désirant l’Agis tombé du nid. « Une parole douce brise les os » écrivait Soljenitsyne. C’est à ce spectacle cruel d’estrapade, de supplice de la roue que nous fait assister Marivaux. Mais les martyrs sont volontaires et soufflent eux-même sur les braises du bûcher. La première qualité du spectacle est de nous donner à voir les effets cliniques de l’amour : comme en un laboratoire, sous le microscope. Stéphane Excoffier (Léontine) est extrêmement touchante dans sa capacité à nous faire vivre l’émoi d’un cœur et d’un corps qui se croyait en hiver et reverdit. Thibault Vinçon (Agis) excelle avec simplicité à découvrir l’émoi comme un territoire corporel et spirituel inconnu, et nous convainc totalement. Philippe Duclos est véritablement ridicule et heureux de l’être quand on aime, en jetant en l’air tout ce que l’on croyait être notre identité même. L’incendiaire est Leslie Menu. Rôle difficile, pivot, omniprésent. Elle claque des doigts et la magie opère, elle n’en fait jamais beaucoup, mais en faire plus serait se désaxer. Sa belle danse autour d’un bâton fait penser aux vers conclusifs du Paradis de Dante : « mais tu virais et pressais mon vouloir, comme une roue au branle égal, amour qui mènes le soleil et les étoiles. »

L’amour comme grand ordonnateur, grand horloger. C’est ce que Denis Podalydès représente à merveille dans ses choix de mise en scène et de direction d’acteurs, ce monde de Marivaux où il n’y a pas de dieu, de pouvoir politique, de raison scientifique, au-dessus de l’amour triomphant en tyran sauvage et sanguinaire.

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Crédit photos : Pascal Gély

Texte de Marivaux

Mise en scène Denis Podalydes

Direction musicale Christophe Coin

Scénographie Eric Ruf

Costumes Christian Lacroix

Lumières Stéphanie Daniel

Peintre décorateur Alessandro Lanzillotti

Avec

Edwige Baily Hermidas

Jean-Noël Brouté Arlequin

Christophe Coin Musicien

Philippe Duclos Hermocrate

Stéphane Excoffier Léontine

Leslie Menu Phocion

Dominique Parent Dimas

Thibault Vinçon Agis

Du 15 juin au 13 juillet 2018, Théâtre des Bouffes du nord, Paris.

http://www.bouffesdunord.com/

L’OISEAU VERT

De Carlo Gozzi
Traduction: Agathe Mélinand
Mise en scène, décors et costumes: Laurent Pelly

Un roi s’en revient de 18 ans de guerre, pleurant sa reine et les deux héritiers, victimes à son insu de la méchante reine-mère. Heureusement, les bébés promis à la noyade, comme dans les meilleurs mythes, furent finalement sauvés des eaux et recueillis par d’humbles artisans. La reine aussi en a réchappé; elle vit encore, emmurée sous le palais. Un mystérieux oiseau vert la nourrit depuis ce temps ; lequel volatile veille aussi sur les jumeaux, devenus grands et partis à l’aventure découvrir la vérité sur leurs origines.

Carlo Gozzi, défenseur de la Commedia del Arte contre les novateurs du théâtre italien affuble ce qui s’annonce comme un conte merveilleux d’oripeaux grotesques: La reine-mère a échangé à leur naissance les deux jumeaux par deux chiots, incombant la responsabilité de ce maléfice à sa bru ; c’est sous l’évier des cuisines du Palais d’où lui chute sur la tête tous les d’immondices que depuis 18 ans la reine survit emmurée et les braves gens ayant recueilli les enfants royaux sont de triviaux charcutiers.

Mais bon sang ne saurait mentir : dans ce bas entourage le prince et la princesse, se sont malgré tout, durant leur enfance farcis la tête de lecture et de philosophie. Les jumeaux, devenus froids raisonneurs, abandonnent sans ciller leurs parents adoptifs. Ils récusent la douleur des charcutiers qui ne leur paraît qu’égoïsme déguisé en amour de l’autre. Polémiste conservateur, Carlo Gozzi dénonce les supposés travers pontifiants de la philosophie des lumières, l’affranchissement de l’ordre naturel des choses, des mœurs établis et du sentiment filial. A la manière de Candide, nos deux sévères philosophes éprouveront tout au long des péripéties malheureuses de cette fable satirique leur inflexible éthique.

Le merveilleux paraît de suite sur le plateau dans la splendide scénographie de Laurent Pelly : un tapis ondulé, en pente, bordé de kitsch (une série de lampes tel un miroir de loge). Cet immense espace vide accueille les nombreux décors traversés par nos malchanceux héros. En fond de scène : les ombres d’une ville ou un choeur de pommes chantantes gardées par de monstrueuses mâchoires. Tombant sur le plateau tenus par des cordes: de magnifiques candélabres, des cadres de toutes tailles derrière lesquels on vibrionne, une échelle, à partir de laquelle volette poétiquement l’oiseau vert, etc. Un décor, non seulement beau et mobile, mais ingénieux: les comédiens s’amusent à glisser sur le dos ou le ventre d’un niveau de pente à l’autre, le sol se soulève pour laisser apparaître, la fosse (sous les éviers du palais) où croupit la reine .

Un esprit frivole et joyeux manipule ce décor tel un jouet, dont l’impertinence ne s’effraie pas du texte lui-même (certaines traductions présentent en effet le monstre affronté par les jumeaux comme un épouvantail au lieu d’une statue ici, nous renvoyant à une menace imposante, celle de la statue du commandeur, plutôt que de loucher vers la figure plus bénigne du magicien d’Oz ; cette variation s’accordant tout à fait avec la splendeur -même si teintée de kitsch- du décor). La charge de Gozzi et les chicanes philosophiques de son époque sonnant bien creux aujourd’hui, le metteur en scène fait monter la mayonnaise du conte parodique, soutenu par le brio de comédiens, truculents à souhait (dans le rôle du charcutier, notamment). La veine comique s’exprime à plein dans ces personnages gonflés d’invraisemblance et de travers et si les masques sont restés remisés en coulisses l’esprit de la Commedia scintille sur scène.

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Crédit Photo Polo Garat

Assistante à la mise en scène: Sabrina Ahmed.
Collaboration à la scénographie: Camille Dugas.
Lumières: Michel Le Borgne.
Son: Joan Cambon, Géraldine Belin.
Maquillages et coiffures: Suzanne Pisteur.
Accessoires: Jean-Pierre Belin, Claire Saint-Blancat.

Avec: Pierre Aussedat, Georges Bigot, Sabine Zovighian, Emmanuel Daumas,Nanou Garcia, Eddy Letexier, Grégory Faive, Olivier Augrond, Marilú Marini,Jeanne Piponnier, Thomas Condemine, Fabienne Rocaboy.

Théâtre de la porte Saint Martin, Paris 10è
Dernière le 24 juin 2018  Du mardi au samedi 20h30. Dimanche 16h.
Tout public à partir de 10 ans
Durée : Environ 2