ANDROMAQUE

Texte de Jean Racine
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig

Après Britannicus à la Comédie-Française en 2016, et Iphigénie aux Ateliers Berthier en 2020, pour la troisième fois  Stéphane Braunschweig met en scène Racine.

Nous retrouvons le sillon qu’il trace donc dans le théâtre du grand Racine depuis plus de sept ans.

Nous retrouvons aussi les héros qui se préparaient à rallier Troie. Nous les avions laissés pleins de rêves de gloire, prêts à entrer dans la légende.

Nous les retrouvons brisés par dix ans d’une guerre atroce où l’exploit du vainqueur est, dans le regard du vaincu, un crime contre l’humanité. Il faut dire que l’élan pour joindre Troie fût trouvé dans le sang d’Iphigénie, sacrifiée par son père même.

DR simon-gosselin

C’est cette face que Stéphane Braunschweig explore. Il ne nous montre pas des héros, mais des êtres traumatisés, au sens psychiatrique d’un stress post-traumatique. Il se rapproche en cela de Racine et de son époque. Le grand siècle de Louis XIV fût aussi celui des guerres perpétuelles et laissera la paix exsangue. Louis le grand, sans être un Pyrrhus ne confessa-t-il pas sur son lit de mort : « J’ai trop aimé la guerre ». Réflexion sur ce que la guerre fait aux hommes, mais aussi sur ce que la passion, les émotions tyranniques, font de la guerre :  une vengeance perpétuelle sans fin et sans espoir.

Magnifique illustration scénographique d’une flaque de sang où pataugeront pour toujours les protagonistes et leur descendance.

Dans sa vision, tous sont perdants, se sont perdus eux-mêmes. Il le dit, cette vision de la pièce est totalement teintée par la guerre en Ukraine, et désormais par la guerre en Palestine. Une vision teintée de sang.

La direction d’acteur est uniforme. Les personnages pataugent. Se traînent dans ce sang comme dans leurs propres plaies internes. Oreste ? Un pauvre bougre névrosé qui décompensera un délire fait de serpents sifflants. Pyrrhus ? Un guerrier qui semble plus sortir de la chanson éponyme de Gérard Manset que d’un tableau de Lebrun ? Andromaque ? Une otage, menacée, humiliée, sa mémoire accrochée au char d’Achille traînant Hector sanguinolent autour des remparts. Dans cette pièce, où l’importance des rôles est répartie par Racine de manière assez homogène, il serait vain de souligner la performance de tel ou tel comédien. Ils sont tous à l’unisson fondus dans ce cratère de douleur où leur humanité se noie en voulant se sauver.

Un magnifique Racine, totalement contemporain. Un magnifique Andromaque écarlate. Noir aussi, avec un éclairage liminaire et froid. Entre le feu des passions meurtrières et l’hiver de l’amour. L’un se continuant dans l’autre, comme l’on passe de Charybde en Scylla. Sans fin et sans espoir.

Texte de Jean Racine
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig

Avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais

costumes Thibault Vancraenenbroeck
coiffures et maquillage Emilie Vuez
lumière Marion Hewlett
son Xavier Jacquot
assistant à la mise en scène Aurélien Degrez

production Odéon-Théâtre de l’Europe

durée 1h55

16 novembre – 22 décembre

https://theatre-odeon.eu/fr/saison-2023-2024/spectacles-2023-2024/andromaque-23-24

 

BRITANNICUS

Texte Jean Racine

Mise en scène Olivier Mellor

L’intrigue :

« Agrippine, mère de Néron, s’aperçoit que ce prince qu’elle n’avait élevé au trône que pour régner sous son nom, est décidé à gouverner par lui-même. Ambitieuse et affamée de pouvoir, elle consent à marier Junie à Britannicus, fils de l’empereur Claude, son premier mari, et frère adoptif de Néron, dans le but de se concilier l’affection de ce jeune prince et de s’en servir au besoin contre Néron… »

Britannicus est une pièce qui dit beaucoup sur notre instant civilisationnel. Elle traite au travers d’une intrigue politique impériale, la question de l’adolescence comme impasse suicidaire et narcissique. Olivier Mellor met bien en avant la genèse de ce choix tragique. Pour Néron comme pour tout humain.

photo Ludo Leleu

Hugues Delamarlière, très belle révélation de ce spectacle, incarne parfaitement la douleur noire de ce choix racinien : soit rester un enfant, impuissant et soumis aux caprices maternels ; soit devenir un homme responsable et maître de ses pulsions au profit d’un but sublimé ; soit demeurer un adolescent subvertissant le pouvoir pour jouir sans entraves. Il exprime dans son jeu toutes ces potentialités avec force, émotion et une économie de moyen efficace. Ses pulsions sont omniprésentes – violence, sensualité libidineuse – mais non assumées encore. Il mène son Néron dans une certaine vulgarité dans la gestuelle ou la voracité, mais lui laisse aussi la possibilité d’une statuaire marmoréenne qui l’inscrirait dans la lignée de César, d’Auguste, ou même de Claude. Mais il sera plus enclin à la lascivité agressive qu’à la vertu froide des statues…

photo Ludo Leleu

Il y a toujours chez Racine des conseillers antagonistes. L’un tire le vaisseau vers le port, Burrhus ; l’autre vers l’écueil et le naufrage, Narcisse (impeccable Rémi Pous). Son Néron sera au final plus manipulé par autrui, et dépassé par l’hubris de sa fonction, que victime du destin ou des dieux. C’est une particularité de l’œuvre, la puissance divine en est absente. Les personnages y sont livrés à eux-mêmes, dans un drame purement égotique et familial.

Olivier Mellor, donc, sait poser les fondamentaux de cet instant de choisir sa destinée, plutôt que de la subir via un obscur deus ex-machina. Il coupe progressivement la scène en deux par une scénographie inventive, joue des lumières pour créer des zones émotionnelles contraires où isolées. Ainsi la scène Néron/Junie, où deux astres incandescents semblent se décrocher de la voûte céleste pour tournoyer autour de chacun des comédiens, les situant tout en les séparant irrémédiablement, est la plus réussie du spectacle. Il est alors dommage qu’il quitte régulièrement ce parti pris d’oppositions formelles épurées pour un trop plein d’effets en tous genres (situations annexes parasitant un dialogue ou un monologue, utilisation d’une foultitude d’accessoires «accessoires», nombreux effets scénographiques esthétiques certes mais pas forcément nécessaires). Il peut en résulter un effet de diffraction, là où tout est contenu en concentration dans le texte seul.

Car nous sommes tous bien ici, comédiens, metteur en scène, spectateurs et techniciens, réunis par un texte, dont la force, le style, la poétique, la chair même, recèlent toute l’action, et tout le spectaculaire nécessaires.

Texte Jean Racine

Mise en scène Olivier Mellor

Avec Marie Laure Boggio, Caroline Corme, Vincent do Cruzeiro, François Decayeux, Marie-Laure Desbordes, Hugues Delamarlière, Rémi Pous et Stephen Szekely 

Du 5 au 29 mai 2022.

Le jeudi, vendredi, et samedi à 21h. Le dimanche à 16h30

Durée du spectacle : 2h25 (avec entracte)

Au Théâtre de l’Epée de BoisCartoucherie. Route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris

Accès : Métro ligne 1, arrêt Château de Vincennes

LES FRÈRES KARAMAZOV

D’après Fédor Dostoïevski

Mise en scène Sylvain Creuzevault.

        Nous ne tenterons pas ici de faire un résumé des mésaventures de Fiodor Karamazov et de sa lignée. Elles n’ont pour intérêt que d’illustrer la chute de la grande maison du patriarcat. Dostoïevski en est le grand annonciateur. Dieu est mort et ses représentants sur terre ne se portent pas très bien. Le tsaret (guide spirituel orthodoxe) se réduit à un cadavre à la puanteur infâme, le père se décrit et agit comme un cancrelat. Conrad terminait «Au cœur des ténèbres » par : « L’horreur ! horreur ! ». Creuzevault referme le livre de Dostoïevski, dont des pages viennent parfois s’afficher sur le mur anti feu, par « L’ordure, l’ordure ! ». Les frères Karamazov est donc une œuvre radicalement avant-gardiste, hier comme aujourd’hui.

      Il est beaucoup question actuellement de déconstruire. Déconstruire, le modèle patriarcale, l’homme… Sylvain Creuzevault propose donc une construction‑déconstruction du roman sur scène. Construction par un travail énorme et judicieux de coupes, d’assemblages quant au texte ; d’unification d’un texte foisonnant qu’il concentre dans une scénographie où les personnages sont rassemblés « comme des insectes dans une boite de carton blanc ». Cette approche entomologique de l’insecte humain post meurtre du père est particulièrement réussie formellement. L’agitation semble vaine pour ces personnages à qui tout, et par conséquent rien, est permis désormais, dans ce lieu qui devient le non-lieu de toute les équivalences. Équivalence, qui n’est jamais ici érigée en idéal. Car la grande force de la mise en scène réside en cela. Sylvain Creuzevault est fidèle à Dostoïevski en n’ajustant pas le constat de l’auteur à l’air du temps.

Photo Simon Gosselin

        Il met en scène tous les effets de la déconstruction : Un rôle masculin est joué par un homme et inversement. Il n’y pas de hiérarchie dans les modalités d’expression (on joue très librement et même souvent dans un registre que le théâtre du Splendid n’aurait pas renié !). Servane Ducorps n’a pas été choisie pour incarner la femme adorée de tous en fonction d’un idéal féminin selon les canons d’un soi-disant regard masculin… Le metteur en scène réussi le grand écart entre russité dostoievopoutinienne, sans folklore de pacotille, et l’agitprop féministe (la tirade femen lancée seins nus, les phrases placardées sur les murs). Il fait tout cela mais sans tirer à notre place de conclusion idéologique. Sans réduire l’écart justement. Sa pièce est très politique mais non pas doctrinale. Son choix artistique est ainsi hautement respectable, car hautement éthique et moral. Il met en forme la déconstruction, et pousse dans cette mise en forme les constats de l’auteur à leur extrême, mais pas plus. Il laisse le spectateur libre de sa pensée et de son jugement. Voilà, nous y sommes ! Tous frère (ou tous sœurs c’est pareil) ! Il n’y a plus de transcendance supérieure pour nous écraser, nous commander. Est-ce un point de départ ? Un point de chute ? Plus de secte, et plus de certitudes, voici venir des temps d’insectitude.

D’après Fédor Dostoïevski

Mise en scène Sylvain Creuzevault.

avec :

Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier.

Musiciens:

Sylvaine Hélary, Antonin Rayon

Traduction française André Markowicz

Dramaturgie Julien Allavena

Scénographie Jean-Baptiste Bellon

Lumière Vyara Stefanova

Costumes Gwendoline Bouget

Son Michaël Schaller

 

Durée 3h15 (avec un entracte)

22 octobre – 13 novembre – Odéon Paris 6e

https://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2021-2022/spectacles-21-22/les_freres_karamazov_2122

 

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