ŒDIPE ROI de SOPHOCLE

Texte Sophocle

MISE EN SCÈNE : Éric Lacascade

« Malheureux que je suis !» répète Œdipe écrasé par sa fatalité. Litanie me faisant revenir à l’esprit, et enfin comprendre les alexandrins que Racine mettait dans la bouche d’Antiochus dans Bérénice :       « Malheureux que je suis. Avec quelle chaleur j’ai travaillé sans cesse à mon propre malheur. Désespéré, confus, à moi-même odieux ; laissez moi, je me veux cacher même à mes yeux ».  Comprendre que dans la tragédie grecque, comme dans la vie, la fatalité n’est pas une malédiction divine, mais le mal que l’on se donne en voulant justement éviter le mal, inexorablement. Mal et diction. La fatalité c’est le fatum, venant de farir « dire, prédire » . La parole, toujours porteuse d’un sens qui nous dépasse, nous définit, et vouloir en fuir les conséquences ne fait qu’en accélérer la survenue plus sûrement encore.

Alors replongeons-nous dans les méandres du destin tragique, avec cette reprise d’Œdipe roi, le chef-d’œuvre de Sophocle, sous le regard acéré d’Éric Lacascade. On se souvient de ses précédentes incursions dans le répertoire grec, souvent marquées d’une âpreté et d’une lucidité froide. Qu’en est-il de cette nouvelle confrontation avec le mythe fondateur ?

Dès l’abord, une atmosphère lourde, presque suffocante, envahit le plateau. La scénographie, d’une austérité saisissante, évoque un espace mental autant qu’un lieu physique. Quelques éléments épars, des blocs massifs aux contours indéfinis, suggèrent la fragilité d’un pouvoir bâti sur l’ignorance. La lumière, travaillée en clair-obscur, accentue les zones d’ombre où couvent les secrets et les angoisses. On sent d’emblée qu’une machine invisible est en marche.

DR Frederic-IOVINO

La direction d’acteurs, pierre angulaire du travail de Lacascade, se révèle d’une exigence rare. Le chœur, loin de n’être qu’un simple commentateur, devient un personnage à part entière, vibrante de terreur, de moral et de pitié. Ses interventions, scandées, presque incantatoires, rappellent la dimension archaïque du texte, sa puissance tellurique, mais aussi ses retentissements actuels.

Quant à Œdipe lui-même, incarné avec une intensité douloureuse par Christophe Grégoire, dont la présence magnétique hante Thèbes, il oscille entre la fierté royale et une angoisse sourde, perceptible dès les premières scènes. On devine la faille, la béance qui va engloutir cet homme persuadé de sa clairvoyance. Sa confrontation avec Tirésias, d’une violence contenue mais électrique, est un moment de théâtre pur, où la vérité se dévoile par bribes, insidieusement.

Jocaste, figure tragique par excellence, est interprétée avec une dignité poignante. Son incrédulité face aux révélations, sa tentative désespérée de conjurer le sort, rendent sa chute d’autant plus bouleversante. On perçoit chez elle l’amour maternel et l’effroi de l’inceste, un déchirement intérieur qui la consume.

Lacascade ne cherche pas à moderniser à outrance le texte. Il en respecte la stricte beauté, la mécanique implacable. Donnant corps à la magnifique traduction de Bernard Chartreux. Pourtant, sa mise en scène n’est pas figée dans une archéologie théâtrale. Il y a une urgence, une actualité omniprésente dans cette exploration de la culpabilité, du déni et de la fragilité du pouvoir humain. C’est aussi cette définition biblique du rapport humain à la vérité qui nous revient : « Ils ont des yeux pour voir et ne voient point, des oreilles pour entendre et n’entendent point ». La question de la responsabilité individuelle face au destin , finalement embrassé dans un choix d’aveugle consentant, résonne avec une force particulière.

Certes, certains pourront trouver la proposition de Lacascade trop austère, voire dénuée d’une certaine chaleur humaine. Mais n’est-ce pas là la nature même de la tragédie grecque ? Une plongée dans les abysses de l’âme humaine, une confrontation avec ce qu’il y a de plus sombre en nous.

Le dénouement, d’une brutalité sèche, laisse le spectateur pantelant, confronté à la cécité volontaire d’un homme qui préfère se crever les yeux plutôt que de continuer à contempler l’horreur de sa propre existence. La dernière image, celle d’Œdipe errant, figure emblématique de la souffrance humaine, hante longtemps après la tombée du rideau.

En définitive, cette mise en scène d’Œdipe roi par Éric Lacascade n’est pas une promenade de santé théâtrale dans un patrimoine classique de belles ruines. C’est une expérience intense, parfois éprouvante, mais d’une profondeur et d’une intelligence rares. Elle nous rappelle la puissance intemporelle du théâtre grec, sa capacité à interroger les fondements mêmes de notre condition humaine. Une proposition qui, à n’en pas douter, suscitera le débat et marquera les esprits. On ressort de la salle avec le sentiment d’avoir assisté à quelque chose d’essentiel, une piqûre de rappel salutaire sur la fragilité de nos certitudes et la cruauté du destin. Mais aussi sur notre pulsion autodestructrice, à moins que ce ne soit l’autre nom du libre arbitre.

Le théâtre, quand il est de cette trempe, est une nécessité. Et cette production en est une éclatante démonstration.

Texte Sophocle

MISE EN SCÈNE : Éric Lacascade

AVEC : Otomo / Alexandre Alberts / Jade Crespy / Alain d’Haeyer / Christophe Grégoire / Jérôme Bidaux / Christelle Legroux / Karelle Prugnaud

COLLABORATION ARTISTIQUE : Leslie Bernard / Jérôme Bidaux / Maija Nousiainen

SCÉNOGRAPHIE : Emmanuel Clolus

LUMIÈRES : Stéphane Babi Aubert

SON : Marc Bretonnière

COSTUMES : Sandrine Rozier

RÉGIE GÉNÉRALE : Olivier Beauchet Filleau / Loïc Jouanjan

https://lascala-paris.fr/programmation/oedipe-roi/

ANDROMAQUE

Texte de Jean Racine
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig

Après Britannicus à la Comédie-Française en 2016, et Iphigénie aux Ateliers Berthier en 2020, pour la troisième fois  Stéphane Braunschweig met en scène Racine.

Nous retrouvons le sillon qu’il trace donc dans le théâtre du grand Racine depuis plus de sept ans.

Nous retrouvons aussi les héros qui se préparaient à rallier Troie. Nous les avions laissés pleins de rêves de gloire, prêts à entrer dans la légende.

Nous les retrouvons brisés par dix ans d’une guerre atroce où l’exploit du vainqueur est, dans le regard du vaincu, un crime contre l’humanité. Il faut dire que l’élan pour joindre Troie fût trouvé dans le sang d’Iphigénie, sacrifiée par son père même.

DR simon-gosselin

C’est cette face que Stéphane Braunschweig explore. Il ne nous montre pas des héros, mais des êtres traumatisés, au sens psychiatrique d’un stress post-traumatique. Il se rapproche en cela de Racine et de son époque. Le grand siècle de Louis XIV fût aussi celui des guerres perpétuelles et laissera la paix exsangue. Louis le grand, sans être un Pyrrhus ne confessa-t-il pas sur son lit de mort : « J’ai trop aimé la guerre ». Réflexion sur ce que la guerre fait aux hommes, mais aussi sur ce que la passion, les émotions tyranniques, font de la guerre :  une vengeance perpétuelle sans fin et sans espoir.

Magnifique illustration scénographique d’une flaque de sang où pataugeront pour toujours les protagonistes et leur descendance.

Dans sa vision, tous sont perdants, se sont perdus eux-mêmes. Il le dit, cette vision de la pièce est totalement teintée par la guerre en Ukraine, et désormais par la guerre en Palestine. Une vision teintée de sang.

La direction d’acteur est uniforme. Les personnages pataugent. Se traînent dans ce sang comme dans leurs propres plaies internes. Oreste ? Un pauvre bougre névrosé qui décompensera un délire fait de serpents sifflants. Pyrrhus ? Un guerrier qui semble plus sortir de la chanson éponyme de Gérard Manset que d’un tableau de Lebrun ? Andromaque ? Une otage, menacée, humiliée, sa mémoire accrochée au char d’Achille traînant Hector sanguinolent autour des remparts. Dans cette pièce, où l’importance des rôles est répartie par Racine de manière assez homogène, il serait vain de souligner la performance de tel ou tel comédien. Ils sont tous à l’unisson fondus dans ce cratère de douleur où leur humanité se noie en voulant se sauver.

Un magnifique Racine, totalement contemporain. Un magnifique Andromaque écarlate. Noir aussi, avec un éclairage liminaire et froid. Entre le feu des passions meurtrières et l’hiver de l’amour. L’un se continuant dans l’autre, comme l’on passe de Charybde en Scylla. Sans fin et sans espoir.

Texte de Jean Racine
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig

Avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais

costumes Thibault Vancraenenbroeck
coiffures et maquillage Emilie Vuez
lumière Marion Hewlett
son Xavier Jacquot
assistant à la mise en scène Aurélien Degrez

production Odéon-Théâtre de l’Europe

durée 1h55

16 novembre – 22 décembre

https://theatre-odeon.eu/fr/saison-2023-2024/spectacles-2023-2024/andromaque-23-24

 

BRITANNICUS

Texte Jean Racine

Mise en scène Olivier Mellor

L’intrigue :

« Agrippine, mère de Néron, s’aperçoit que ce prince qu’elle n’avait élevé au trône que pour régner sous son nom, est décidé à gouverner par lui-même. Ambitieuse et affamée de pouvoir, elle consent à marier Junie à Britannicus, fils de l’empereur Claude, son premier mari, et frère adoptif de Néron, dans le but de se concilier l’affection de ce jeune prince et de s’en servir au besoin contre Néron… »

Britannicus est une pièce qui dit beaucoup sur notre instant civilisationnel. Elle traite au travers d’une intrigue politique impériale, la question de l’adolescence comme impasse suicidaire et narcissique. Olivier Mellor met bien en avant la genèse de ce choix tragique. Pour Néron comme pour tout humain.

photo Ludo Leleu

Hugues Delamarlière, très belle révélation de ce spectacle, incarne parfaitement la douleur noire de ce choix racinien : soit rester un enfant, impuissant et soumis aux caprices maternels ; soit devenir un homme responsable et maître de ses pulsions au profit d’un but sublimé ; soit demeurer un adolescent subvertissant le pouvoir pour jouir sans entraves. Il exprime dans son jeu toutes ces potentialités avec force, émotion et une économie de moyen efficace. Ses pulsions sont omniprésentes – violence, sensualité libidineuse – mais non assumées encore. Il mène son Néron dans une certaine vulgarité dans la gestuelle ou la voracité, mais lui laisse aussi la possibilité d’une statuaire marmoréenne qui l’inscrirait dans la lignée de César, d’Auguste, ou même de Claude. Mais il sera plus enclin à la lascivité agressive qu’à la vertu froide des statues…

photo Ludo Leleu

Il y a toujours chez Racine des conseillers antagonistes. L’un tire le vaisseau vers le port, Burrhus ; l’autre vers l’écueil et le naufrage, Narcisse (impeccable Rémi Pous). Son Néron sera au final plus manipulé par autrui, et dépassé par l’hubris de sa fonction, que victime du destin ou des dieux. C’est une particularité de l’œuvre, la puissance divine en est absente. Les personnages y sont livrés à eux-mêmes, dans un drame purement égotique et familial.

Olivier Mellor, donc, sait poser les fondamentaux de cet instant de choisir sa destinée, plutôt que de la subir via un obscur deus ex-machina. Il coupe progressivement la scène en deux par une scénographie inventive, joue des lumières pour créer des zones émotionnelles contraires où isolées. Ainsi la scène Néron/Junie, où deux astres incandescents semblent se décrocher de la voûte céleste pour tournoyer autour de chacun des comédiens, les situant tout en les séparant irrémédiablement, est la plus réussie du spectacle. Il est alors dommage qu’il quitte régulièrement ce parti pris d’oppositions formelles épurées pour un trop plein d’effets en tous genres (situations annexes parasitant un dialogue ou un monologue, utilisation d’une foultitude d’accessoires «accessoires», nombreux effets scénographiques esthétiques certes mais pas forcément nécessaires). Il peut en résulter un effet de diffraction, là où tout est contenu en concentration dans le texte seul.

Car nous sommes tous bien ici, comédiens, metteur en scène, spectateurs et techniciens, réunis par un texte, dont la force, le style, la poétique, la chair même, recèlent toute l’action, et tout le spectaculaire nécessaires.

Texte Jean Racine

Mise en scène Olivier Mellor

Avec Marie Laure Boggio, Caroline Corme, Vincent do Cruzeiro, François Decayeux, Marie-Laure Desbordes, Hugues Delamarlière, Rémi Pous et Stephen Szekely 

Du 5 au 29 mai 2022.

Le jeudi, vendredi, et samedi à 21h. Le dimanche à 16h30

Durée du spectacle : 2h25 (avec entracte)

Au Théâtre de l’Epée de BoisCartoucherie. Route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris

Accès : Métro ligne 1, arrêt Château de Vincennes