BRITANNICUS

Texte Jean Racine

Mise en scène Olivier Mellor

L’intrigue :

« Agrippine, mère de Néron, s’aperçoit que ce prince qu’elle n’avait élevé au trône que pour régner sous son nom, est décidé à gouverner par lui-même. Ambitieuse et affamée de pouvoir, elle consent à marier Junie à Britannicus, fils de l’empereur Claude, son premier mari, et frère adoptif de Néron, dans le but de se concilier l’affection de ce jeune prince et de s’en servir au besoin contre Néron… »

Britannicus est une pièce qui dit beaucoup sur notre instant civilisationnel. Elle traite au travers d’une intrigue politique impériale, la question de l’adolescence comme impasse suicidaire et narcissique. Olivier Mellor met bien en avant la genèse de ce choix tragique. Pour Néron comme pour tout humain.

photo Ludo Leleu

Hugues Delamarlière, très belle révélation de ce spectacle, incarne parfaitement la douleur noire de ce choix racinien : soit rester un enfant, impuissant et soumis aux caprices maternels ; soit devenir un homme responsable et maître de ses pulsions au profit d’un but sublimé ; soit demeurer un adolescent subvertissant le pouvoir pour jouir sans entraves. Il exprime dans son jeu toutes ces potentialités avec force, émotion et une économie de moyen efficace. Ses pulsions sont omniprésentes – violence, sensualité libidineuse – mais non assumées encore. Il mène son Néron dans une certaine vulgarité dans la gestuelle ou la voracité, mais lui laisse aussi la possibilité d’une statuaire marmoréenne qui l’inscrirait dans la lignée de César, d’Auguste, ou même de Claude. Mais il sera plus enclin à la lascivité agressive qu’à la vertu froide des statues…

photo Ludo Leleu

Il y a toujours chez Racine des conseillers antagonistes. L’un tire le vaisseau vers le port, Burrhus ; l’autre vers l’écueil et le naufrage, Narcisse (impeccable Rémi Pous). Son Néron sera au final plus manipulé par autrui, et dépassé par l’hubris de sa fonction, que victime du destin ou des dieux. C’est une particularité de l’œuvre, la puissance divine en est absente. Les personnages y sont livrés à eux-mêmes, dans un drame purement égotique et familial.

Olivier Mellor, donc, sait poser les fondamentaux de cet instant de choisir sa destinée, plutôt que de la subir via un obscur deus ex-machina. Il coupe progressivement la scène en deux par une scénographie inventive, joue des lumières pour créer des zones émotionnelles contraires où isolées. Ainsi la scène Néron/Junie, où deux astres incandescents semblent se décrocher de la voûte céleste pour tournoyer autour de chacun des comédiens, les situant tout en les séparant irrémédiablement, est la plus réussie du spectacle. Il est alors dommage qu’il quitte régulièrement ce parti pris d’oppositions formelles épurées pour un trop plein d’effets en tous genres (situations annexes parasitant un dialogue ou un monologue, utilisation d’une foultitude d’accessoires «accessoires», nombreux effets scénographiques esthétiques certes mais pas forcément nécessaires). Il peut en résulter un effet de diffraction, là où tout est contenu en concentration dans le texte seul.

Car nous sommes tous bien ici, comédiens, metteur en scène, spectateurs et techniciens, réunis par un texte, dont la force, le style, la poétique, la chair même, recèlent toute l’action, et tout le spectaculaire nécessaires.

Texte Jean Racine

Mise en scène Olivier Mellor

Avec Marie Laure Boggio, Caroline Corme, Vincent do Cruzeiro, François Decayeux, Marie-Laure Desbordes, Hugues Delamarlière, Rémi Pous et Stephen Szekely 

Du 5 au 29 mai 2022.

Le jeudi, vendredi, et samedi à 21h. Le dimanche à 16h30

Durée du spectacle : 2h25 (avec entracte)

Au Théâtre de l’Epée de BoisCartoucherie. Route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris

Accès : Métro ligne 1, arrêt Château de Vincennes

LES FRÈRES KARAMAZOV

D’après Fédor Dostoïevski

Mise en scène Sylvain Creuzevault.

        Nous ne tenterons pas ici de faire un résumé des mésaventures de Fiodor Karamazov et de sa lignée. Elles n’ont pour intérêt que d’illustrer la chute de la grande maison du patriarcat. Dostoïevski en est le grand annonciateur. Dieu est mort et ses représentants sur terre ne se portent pas très bien. Le tsaret (guide spirituel orthodoxe) se réduit à un cadavre à la puanteur infâme, le père se décrit et agit comme un cancrelat. Conrad terminait «Au cœur des ténèbres » par : « L’horreur ! horreur ! ». Creuzevault referme le livre de Dostoïevski, dont des pages viennent parfois s’afficher sur le mur anti feu, par « L’ordure, l’ordure ! ». Les frères Karamazov est donc une œuvre radicalement avant-gardiste, hier comme aujourd’hui.

      Il est beaucoup question actuellement de déconstruire. Déconstruire, le modèle patriarcale, l’homme… Sylvain Creuzevault propose donc une construction‑déconstruction du roman sur scène. Construction par un travail énorme et judicieux de coupes, d’assemblages quant au texte ; d’unification d’un texte foisonnant qu’il concentre dans une scénographie où les personnages sont rassemblés « comme des insectes dans une boite de carton blanc ». Cette approche entomologique de l’insecte humain post meurtre du père est particulièrement réussie formellement. L’agitation semble vaine pour ces personnages à qui tout, et par conséquent rien, est permis désormais, dans ce lieu qui devient le non-lieu de toute les équivalences. Équivalence, qui n’est jamais ici érigée en idéal. Car la grande force de la mise en scène réside en cela. Sylvain Creuzevault est fidèle à Dostoïevski en n’ajustant pas le constat de l’auteur à l’air du temps.

Photo Simon Gosselin

        Il met en scène tous les effets de la déconstruction : Un rôle masculin est joué par un homme et inversement. Il n’y pas de hiérarchie dans les modalités d’expression (on joue très librement et même souvent dans un registre que le théâtre du Splendid n’aurait pas renié !). Servane Ducorps n’a pas été choisie pour incarner la femme adorée de tous en fonction d’un idéal féminin selon les canons d’un soi-disant regard masculin… Le metteur en scène réussi le grand écart entre russité dostoievopoutinienne, sans folklore de pacotille, et l’agitprop féministe (la tirade femen lancée seins nus, les phrases placardées sur les murs). Il fait tout cela mais sans tirer à notre place de conclusion idéologique. Sans réduire l’écart justement. Sa pièce est très politique mais non pas doctrinale. Son choix artistique est ainsi hautement respectable, car hautement éthique et moral. Il met en forme la déconstruction, et pousse dans cette mise en forme les constats de l’auteur à leur extrême, mais pas plus. Il laisse le spectateur libre de sa pensée et de son jugement. Voilà, nous y sommes ! Tous frère (ou tous sœurs c’est pareil) ! Il n’y a plus de transcendance supérieure pour nous écraser, nous commander. Est-ce un point de départ ? Un point de chute ? Plus de secte, et plus de certitudes, voici venir des temps d’insectitude.

D’après Fédor Dostoïevski

Mise en scène Sylvain Creuzevault.

avec :

Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche, Sylvain Sounier.

Musiciens:

Sylvaine Hélary, Antonin Rayon

Traduction française André Markowicz

Dramaturgie Julien Allavena

Scénographie Jean-Baptiste Bellon

Lumière Vyara Stefanova

Costumes Gwendoline Bouget

Son Michaël Schaller

 

Durée 3h15 (avec un entracte)

22 octobre – 13 novembre – Odéon Paris 6e

https://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2021-2022/spectacles-21-22/les_freres_karamazov_2122

 

Publié le
Catégorisé comme Drame

PHEDRE

Texte de Jean Racine

Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman

Thésée, roi d’Athènes et de Trézène, héros de la Grèce, pourfendeur de monstres, a disparu. Dans son palais, Phèdre, son épouse, se meurt d’un mal mystérieux. Oenone, sa nourrice, la voyant s’éteindre, veut connaître la raison et lui extorque l’aveu de sa passion pour Hippolyte, le fils de Thésée. Épuisée par un combat de plusieurs années contre cet amour adultère et incestueux, Phèdre aspire à mourir. Cet aveu sorti d’elle, comme un rejeton difforme et maudit, entraînera la perte de tous…

Datant de 1677, Phèdre est la dernière tragédie profane de Racine, sa plus célèbre aussi. Avant d’entrer dans l’austérité de ses pièces chrétiennes, il offre un opéra des passions et de la chair ordonné par une langue tranchante comme un scalpel. Il faut insister sur le travail de révélation qu’opère Brigitte Jaques-Wajeman. Son Phèdre fait sonner à plein cette tension oxymorique entre d’une part une écriture ciselée d’argent, et d’autre part le corps des passions, exalté jusqu’à la monstruosité, jusqu’ à la chair sanguinolente. Nous avions surtout vu, jusque lors, des Phèdre, des Hippolyte et des Thésée, sombres et superbes, à la roideur de statue. Cette raideur dans le jeu, que l’on pensait inscrite dans l’ADN racinien, Brigitte Jaques-Wajeman la fait voler en éclat pour rendre aux personnages leur monstrueuse humanité, et donc leur intemporalité. Raphaèle Bouchard est bien entendu la figure de proue de ce voyage au bout de la nuit. Plus sorcière possédée que reine roide (la référence à Médée est dans le texte) ; plus hystérique convulsive, à la Charcot, que noble lamentation ; plus animale, enfin, que civilisée. Raphaèle Bouchard feule, se cambre, déambule à quatre pattes telle une prédatrice affamée. Scène superbe où elle arpente le plateau telle la louve de Dante approchant de l’Enfer : « Et puis c’est une louve affamée et qui semble porter sous sa maigreur tous les désirs ensemble. » écrivait le poète (traduction de Ratisbone). Oui la metteuse en scène nous propose une Phèdre/Monstre, qui aura son écho incarné dans la Némésis du monstre défaisant Hippolyte à l’acte final. Cela produit un effet d’implication du spectateur dans des enjeux si humains qu’il s’y trouve pris, happé.

©GianniGiardinelli

L’alexandrin, et sa maîtrise sur scène (toujours l’apport de François Regnault), permet tel le fouet et la discipline du dompteur, de donner forme classique au réel informe de l’amour, comme de la haine. Résonnant avec le « Vas, je ne te hais point.» de Chimène au Cid chez Corneille, l’exil est le sort réservé à ceux qu’on ne peut aimer. Pour Phèdre, comme pour Thésée. Ils sont d’ailleurs tous deux, dans la dernière partie de la pièce, les visages de haine. Brigitte Jaques-Wajeman insiste sur la haine jalouse de Phèdre envers Aricie, qui prend largement le pas sur l’inquiétude pour Hippolyte condamné. Thésée, lui, magnifiquement porté par Bertrand Suarez-Pazos, dès son entrée en scène se présente comme un être avide de l’amour des autres, soleil dévorant et frigide de tout sentiment altruiste. Il est joué comme un enfant colossal, plein d’une colère aveugle. Une mère Phèdre/Médée incestueuse, et un père Thésee/Chronos dévorant son enfant. Inceste et cannibalisme. C’est cela que la mise en scène dévoile. Comme elle dévoile, enfin, le rôle essentiel d’Oenone, que l’on écoutait jusque-là comme un personnage secondaire. Un reflet des troubles de sa maîtresse. Sophie Daull nous fait entendre, encore de manière inédite, sa noirceur intime, son rôle presque de metteuse en scène des catastrophes. Sans elle pas d’intrigue et pas de drame. Une volonté toute teintée de pulsion de mort. Une Iago sous le voile de la nourrice.

©GianniGiardinelli

Avec le même talent que pour Polyeucte, un objet de théâtre prend vie et sens pour nous. Brigitte Jaques-Wajeman réussit à nous transmettre une pièce inédite : Phèdre ! Elle réussit à faire d’un classique en apparence glacé une œuvre vibrante et brûlante : Phèdre ! Loin des effets formels, torsions surtout laborieuses, de beaucoup pour « dépoussiérer », ou pire « revisiter », c’est d’un effort de lecture qu’il s’agit. Tout cela sur un plateau (scénographie épurée et si évidente de Grégoire Faucheux) limité par un haut mur empêchant tout échappatoire. Sur un sol infertile de cendre noir. Sous le regard d’un monolithe central. Un monolithe, qui serait le personnage en plus de cette tragédie, sans texte mais animant chacun de l’intérieur. Présence indicible, et toujours à sa place, de l’informe et inextinguible feu des pulsions les plus refoulées. Mais aussi gnomon d’un cadran solaire gigantesque, son ombre portée trace un cercle autour, marquant l’avancée inexorable du temps tragique. Il écrit la volonté de ces dieux célestes et brûlants qu’invoque Phèdre : nos passions. Un gnomon dont l’autre nom est « style ».

Texte de Jean Racine

Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman

Phèdre : Raphaèle Bouchard

Thésée : Bertrand Suarez-Pazos

Hippolyte : Raphaël Naasz

Aricie : Pauline Bolcatto

Oenone : Sophie Daull

Théramène : Pascal Bekkar

Ismène : Lucie Digout

Panope : Kenza Lagnaoui

 

Collaboration artistique : François Regnault

Dramaturgie : Clément Camar-Mercier

Assistant à la mise en scène : Pascal Bekkar

Lumière : Nicolas Faucheux

Scénographie: Grégoire Faucheux

Costumes : Pascale Robin assistée d’Angèle Levallois

Musique et Son : Stéphanie Gibert

Théâtre de la ville – les Abbesses

31, Rue des Abbesses 75018 Paris, France

Du 8 au 25 janvier 2020

Théâtre des Abbesses