LE ROI SE MEURT

Auteur Eugène Ionesco
Direction Jean Lambert-wild

La Mort m’a tuer.

Calderon nous disait : « La vie est un songe ».  Ionesco termine : « Et la mort est une réalité ». Même si nous en refoulons tous furieusement l’idée, vivant comme des immortels, clowns dérisoires.

Une pièce sur l’extinction. Au delà de l’extinction d’un être, fusse-t-il le point focus de tout l’univers, ce que nous sommes tous, c’est une pièce sur l’extinction. L’extinction généralisée. Gramblanc nous accompagne donc vers les ténèbres, le Gramdnoir. La pièce est d’ailleurs peut-être plus actuelle à notre époque qu’à celle de Ionesco. Toutes les références textuelles explicites à la destruction des rivières, la disparition des forêts, jusqu’à l’effondrement des montagnes elles-mêmes… Extinction d’une civilisation européenne aussi, qui n’en finit plus d’agoniser et de se rétracter comme un trou noir. Il n’y a guère que l’amour que l’auteur fait survivre, mais il ne sert à rien.

©TonyGuillou

Au centre de cette piste aux étoiles mortes il y a Bérenger 1er, ou Gramblanc, ou Jean Lambert-Wild. Choisissez. Pas de jeu clownesque, grandiloquent ou d’une exubérance burlesque. Tout est dans la retenue, la nuance, l’intériorité. Une précision du geste chorégraphié fascinante et hypnotique. Sous de petits gestes, comme un recroquevillement, une maladresse hésitante en approchant l’abîme. Magnifique prélude silencieux, où l’homme marche suivi de l’ombre indétachable de sa mort. Final déchirant d’un corps suspendu entre ciel et terre, où chaque partie, membre, se détache, meurt, comme les membres d’une marionnette dont on couperait les fils un à un. Une force d’émotion toujours juste à laquelle on s’identifie avec beaucoup de douleur. C’est l’approche de notre mort qu’il nous fait vivre ce Paillasse. L’acteur trouve en lui les notes de l’enfance comme de la vieillardise, et toute la mauvaise fois des mauvais perdants que nous sommes quand c’est notre vie qu’il s’agit de perdre. Un grand numéro de tragédie intime.

©TonyGuillou

Il y a certes quelques longueurs rajoutées, des improvisations avec le public dispensables, des accessoires accessoires, qui étirent inutilement le temps là où il devrait se rétracter et se hâter à mesure que s’approche le terme fatal. Quinze minutes peut être qui font sentir le temps long, alors qu’il devrait s’échapper et filer entre nos doigts comme un fluide précieux. Une abondance d’ajouts, contradictoire avec ce chemin de croix, presque christique, vers la disparition.

Qu’importe cette mise en scène du  » Roi se meurt » par Lambert-Wild et sa troupe de la Coopérative  326 n’en est pas moins  poignante et superbe,  à voir donc absolument.

 

Auteur Eugène Ionesco
Direction Jean Lambert-wild
Collaboration artistique Catherine Lefeuvre
Assistance à la mise en scène Aimée Lambert-wild
Scénographie Jean Lambert-wild, Gaël Lefeuvre
Avec Vincent Abalain, Vincent Desprez, Nina Fabiani, Aimée Lambert-wild, Jean Lambert-wild, Odile Sankara, et le petit cochon Pompon
Lumières Marc Laperrouze
Costumes Pierre-Yves Loup-Forest

LE ROI SE MEURT

LES ENFANTS DU DIABLE

De Clémence Baron

Mise en scène : Patrick Zard assisté de Marie Nardon

 

Écrit et interprété par Clémence Baron, avec Antoine Cafaro comme partenaire de jeu, « Les enfants du diable » nous plonge sans détour dans une tragédie oubliée, et ce dès le lever de rideau avec un préalable vidéo insoutenable sur les orphelinats-mouroirs de Ceaucescu.
Le dictateur avait su berner l’Occident avec une politique d’indépendance affichée vis à vis du grand frère russe (en 1968, Ceaucescu condamne publiquement l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie dont la Roumanie est pourtant membre, et refuse que son armée participe à l’opération).
Perçu comme un communiste différent, le dirigeant roumain jouit alors d’une réputation flatteuse en Occident… Ainsi que d’un soutien aussi ferme que discret dans sa résistance à l’impérialisme russe, soutien qui se traduit par l’étouffement des critiques susceptibles d’affaiblir un si sympathique pays. Or, le régime est féroce. Ceaucescu développe une politique d’auto-suffisance et d’exportation des ressources pour drainer les devises qui affame le peuple, soumis en outre à une politique nataliste extrême sans équivalent dans le monde. A l’époque, on critique la politique autoritaire chinoise de l’enfant unique, mais cette politique , dans le privé, a pour conséquence l’enfant-roi (l’enfant unique choyé par l’entourage). En Roumanie, c’est l’horreur : chaque femme doit « produire » 5 enfants sous peine d’amende (l’avortement est évidemment interdite, les moyens de contraception retirés de la vente) alors même que le pays meurt de faim (situation rappelée dans les souvenirs des deux protagonistes de cette histoire). La solution ? Le développement de centaines d’orphelinats où sera déversé le résidu des nombreuses familles incapables de supporter une telle charge. Des institutions à l’entrée desquelles seront triés, à l’instar des camps de la mort nazis, les éléments récupérables, élevés dans l’adoration du régime et de son chef, et montrables au monde dans les «  »casa de copii », et les inutiles (faibles et handicapés), qui croupiront dans la seconde catégorie d’orphelinats, les « Kamin » ( la vidéo initiale nous montre ces enfants abandonnés, parqués comme du bétail humain dans des établissements aux sanitaires inutilisables, baignant dans leurs excréments, attendant la mort, soumis à des hurlements incessants et des violences récurrentes, isolés, hébétés, se balançant d’avant en arrière à longueur de journée).A la chute du régime, brusquement, le scandale éclate tout comme la vérité si longtemps enfouie va surgir cette nuit entre le frère et la sœur séparés depuis 20 ans.Veronica, sauvée par une adoption en France, subit les reproches de Nikki, son frère, resté en enfer, celui qui s’est battu … s’arc-boutant à la promesse, leur serment d’enfants juré sur le lit de mort de la mère: ne jamais séparer la famille.
Dilemme universel, envenimé encore par le drame affectant Milena, la petite dernière de la fratrie: le handicap qui la relègue au « Kamin ». Une faiblesse muée en force pour Nikki, qui s’en est finalement sorti, tout comme cette absence criante de Milena qui appesantit le malaise entre les deux aînés.
Un huis clos lourd de reproches, donc, dans ce morne décor au mobilier en formica et luminaire blafard, rescapés eux aussi des années 70.
Peut-on se libérer du passé quand on est survivant, échapper au sentiment de culpabilité ? A-t-on le droit au bonheur, à une vie normale, à la transmission filiale ?
Forcés par les circonstances, Nikki et Veronica, qui semble avoir réussi sa nouvelle vie en France, parviendront finalement à se parler. C’est un début.

Une pièce coup de poing, portée par la force de la vérité : on perçoit, tout de suite, dans ce texte écorché du vivant la sincérité des situations ; leurs développements et rebondissements sont trop riches et implacablement logiques pour être inventés. Cette vérité nous prend aux tripes. On n’est pas dans du théâtre documentaire, toutefois, et la parenthèse burlesque entre le couple dictateur (Ceaucescu et sa femme, Elena ) surgit à propos pour renseigner ceux qui en auraient besoin.
Clémence Baron incarne Veronica avec un éclat remarquable ; sa souffrance et sa culpabilité nous bouleversent. On espère que son personnage finira par percer l’armure du frère, interprété par Antoine Cafaro, excellent dans la souffrance contenue et une fragilité perçant derrière la dureté.

Mise en scène : Patrick Zard assisté de Marie Nardon

Interprètes : Clémence Baron et Antoine Cafaro

Avignon OFF

Du 4 au 26 juillet 2025 (relâche les 9, 16, 23 juillet) à  14h25  au théâtre ORIFLAMME (L’)
Durée : 1h10

 

 

 

 

ŒDIPE ROI de SOPHOCLE

Texte Sophocle

MISE EN SCÈNE : Éric Lacascade

« Malheureux que je suis !» répète Œdipe écrasé par sa fatalité. Litanie me faisant revenir à l’esprit, et enfin comprendre les alexandrins que Racine mettait dans la bouche d’Antiochus dans Bérénice :       « Malheureux que je suis. Avec quelle chaleur j’ai travaillé sans cesse à mon propre malheur. Désespéré, confus, à moi-même odieux ; laissez moi, je me veux cacher même à mes yeux ».  Comprendre que dans la tragédie grecque, comme dans la vie, la fatalité n’est pas une malédiction divine, mais le mal que l’on se donne en voulant justement éviter le mal, inexorablement. Mal et diction. La fatalité c’est le fatum, venant de farir « dire, prédire » . La parole, toujours porteuse d’un sens qui nous dépasse, nous définit, et vouloir en fuir les conséquences ne fait qu’en accélérer la survenue plus sûrement encore.

Alors replongeons-nous dans les méandres du destin tragique, avec cette reprise d’Œdipe roi, le chef-d’œuvre de Sophocle, sous le regard acéré d’Éric Lacascade. On se souvient de ses précédentes incursions dans le répertoire grec, souvent marquées d’une âpreté et d’une lucidité froide. Qu’en est-il de cette nouvelle confrontation avec le mythe fondateur ?

Dès l’abord, une atmosphère lourde, presque suffocante, envahit le plateau. La scénographie, d’une austérité saisissante, évoque un espace mental autant qu’un lieu physique. Quelques éléments épars, des blocs massifs aux contours indéfinis, suggèrent la fragilité d’un pouvoir bâti sur l’ignorance. La lumière, travaillée en clair-obscur, accentue les zones d’ombre où couvent les secrets et les angoisses. On sent d’emblée qu’une machine invisible est en marche.

DR Frederic-IOVINO

La direction d’acteurs, pierre angulaire du travail de Lacascade, se révèle d’une exigence rare. Le chœur, loin de n’être qu’un simple commentateur, devient un personnage à part entière, vibrante de terreur, de moral et de pitié. Ses interventions, scandées, presque incantatoires, rappellent la dimension archaïque du texte, sa puissance tellurique, mais aussi ses retentissements actuels.

Quant à Œdipe lui-même, incarné avec une intensité douloureuse par Christophe Grégoire, dont la présence magnétique hante Thèbes, il oscille entre la fierté royale et une angoisse sourde, perceptible dès les premières scènes. On devine la faille, la béance qui va engloutir cet homme persuadé de sa clairvoyance. Sa confrontation avec Tirésias, d’une violence contenue mais électrique, est un moment de théâtre pur, où la vérité se dévoile par bribes, insidieusement.

Jocaste, figure tragique par excellence, est interprétée avec une dignité poignante. Son incrédulité face aux révélations, sa tentative désespérée de conjurer le sort, rendent sa chute d’autant plus bouleversante. On perçoit chez elle l’amour maternel et l’effroi de l’inceste, un déchirement intérieur qui la consume.

Lacascade ne cherche pas à moderniser à outrance le texte. Il en respecte la stricte beauté, la mécanique implacable. Donnant corps à la magnifique traduction de Bernard Chartreux. Pourtant, sa mise en scène n’est pas figée dans une archéologie théâtrale. Il y a une urgence, une actualité omniprésente dans cette exploration de la culpabilité, du déni et de la fragilité du pouvoir humain. C’est aussi cette définition biblique du rapport humain à la vérité qui nous revient : « Ils ont des yeux pour voir et ne voient point, des oreilles pour entendre et n’entendent point ». La question de la responsabilité individuelle face au destin , finalement embrassé dans un choix d’aveugle consentant, résonne avec une force particulière.

Certes, certains pourront trouver la proposition de Lacascade trop austère, voire dénuée d’une certaine chaleur humaine. Mais n’est-ce pas là la nature même de la tragédie grecque ? Une plongée dans les abysses de l’âme humaine, une confrontation avec ce qu’il y a de plus sombre en nous.

Le dénouement, d’une brutalité sèche, laisse le spectateur pantelant, confronté à la cécité volontaire d’un homme qui préfère se crever les yeux plutôt que de continuer à contempler l’horreur de sa propre existence. La dernière image, celle d’Œdipe errant, figure emblématique de la souffrance humaine, hante longtemps après la tombée du rideau.

En définitive, cette mise en scène d’Œdipe roi par Éric Lacascade n’est pas une promenade de santé théâtrale dans un patrimoine classique de belles ruines. C’est une expérience intense, parfois éprouvante, mais d’une profondeur et d’une intelligence rares. Elle nous rappelle la puissance intemporelle du théâtre grec, sa capacité à interroger les fondements mêmes de notre condition humaine. Une proposition qui, à n’en pas douter, suscitera le débat et marquera les esprits. On ressort de la salle avec le sentiment d’avoir assisté à quelque chose d’essentiel, une piqûre de rappel salutaire sur la fragilité de nos certitudes et la cruauté du destin. Mais aussi sur notre pulsion autodestructrice, à moins que ce ne soit l’autre nom du libre arbitre.

Le théâtre, quand il est de cette trempe, est une nécessité. Et cette production en est une éclatante démonstration.

Texte Sophocle

MISE EN SCÈNE : Éric Lacascade

AVEC : Otomo / Alexandre Alberts / Jade Crespy / Alain d’Haeyer / Christophe Grégoire / Jérôme Bidaux / Christelle Legroux / Karelle Prugnaud

COLLABORATION ARTISTIQUE : Leslie Bernard / Jérôme Bidaux / Maija Nousiainen

SCÉNOGRAPHIE : Emmanuel Clolus

LUMIÈRES : Stéphane Babi Aubert

SON : Marc Bretonnière

COSTUMES : Sandrine Rozier

RÉGIE GÉNÉRALE : Olivier Beauchet Filleau / Loïc Jouanjan

https://lascala-paris.fr/programmation/oedipe-roi/