MAC BETT

de Ionesco
Mise en scène par Valentine Chomette

Deux généraux à la fidélité inébranlable combattent pour leur archiduc vénéré deux vassaux félons. Mais une fois vainqueurs, l’injuste répartition des titres et du butin les désille sur la cupidité et la lâcheté de leur souverain bien aimé. Reprenant, mot pour mot, dans une scène symétrique, les griefs des félons vaincus ils complotent à leur tour, suivant une destinée que leur ont dévoilée des sorcières. Toutes les prédictions de ces sorcières, même les plus inattendues, se réaliseront… en pire !

Tragi-comédie ironique ou conte gothique à mi-chemin de Shakespeare et Jarry -selon les mots de Ionesco, ce Mac Bett dégrise les idéalistes de tous poils en étalant crûment la fatale férocité des hommes de pouvoir, de tous les pouvoirs.

Le dispositif scénique scénique reprend les principes de la commedia dell’Arte : le plateau est nu, les comédiens reviennent s’asseoir sur une ligne de chaises en fond de scène, spectateurs du théâtre du monde. Ils y observent les gesticulations, complots, lâchetés et trahisons de la cour.

Les personnages, absurdes clowns affublés d’une gestuelle de Commedia, plongent complaisemment dans tous les vices et les férocités, souscrivant dans l’instant aux pires fourberies et retournements. La morale de ce monde est instable et leurs poses tordues ne sauraient trouver l’équilibre que dans l’agitation, le trouble et le désordre.

On pouvait s’interroger sur la pertinence de renchérir sur le grotesque mais les clowns, personnages qui agissent à l’impulsion, sans jugement et aptes à toutes les versatilités servent admirablement l’absurde du texte de Ionesco. Particulièrement ceux-là, dont la gestuelle saccadée, les saluts systématiques et répétés les inscrivent physiquement dans une mécanique du grotesque hors de contrôle, tels des Chaplin des « Temps modernes ». Tout est écrit ; ils gesticulent dans leur corps comme dans leur destin mais les prédictions des sorcières se réaliseront, les événements déroulant leur cours absurde et sanglant.

Une réussite. Le jeu millimétré des comédiens nous emporte dans des tableaux désopilants (une bataille sur les chaises, une danse Bollywood) ; ils puisent au meilleur de la Commédia et du burlesque.

 Photo : Aniki MaretMacBett

Interprète(s) : Maud Chaussé, Valentine Chomette, Lucile Couchoux, Maryanna Franceschini, Jean Lacroix, Gwennaël Mélé

Création lumière : Romain Sanchez

LE DOUBLE

D’après la nouvelle de Dostoïevski
Adaptés et miss en scène par Ronan Rivière

Le jeune Goliadkine, fonctionnaire de bas rang, pauvre mais noble, vit sous les toits de Pétersbourg dans la promiscuité de son unique domestique -et ami. L’irruption au bureau d’un parfait homonyme et concurrent dont la ressemblance physique est également frappante et qui semble intriguer pour lui prendre sa place achève d’ébranler ses nerfs et le fait lentement glisser vers la folie.

C’est la première fois en France que cette nouvelle de Dostoïevski ayant pour cadre l’administration tsariste, asile de hobereaux déclassés si éloignée du monde réel et propice aux dérives fantastiques, est portée à la scène dans une version théâtrale à plusieurs personnages.

Une frénésie diffuse enchante le décor, les personnages et le cours des événements avec d’abord un « casting » réussi pour le duo Don Quichote de la Neva – Sancho Pança : le jeune aristocrate émacié et malingre qui décide de s’élancer enfin dans la vie contraste parfaitement avec son domestique gras, expansif et débrouillard. Ronan Rivière est excellent dans les soliloques qu’il adresse au public comme à lui-même. Le jeu de l’ensemble des comédiens louche du côté de cette frénésie joyeuse, ce léger surjeu, que savent produire les comédiens du bon boulevard et qui produit ici l’agitation et le trouble. Un pianiste, présent sur le plateau, rythme les emballements grotesques et tourmentés de Goliadkine.

Le décor, composé de panneaux modulables est prestement déplacé à vue par les comédiens pour faire défaire et refaire un puzzle de formes architecturales aux lignes obliques ; cette esthétique inspirée du cinéma expressionniste allemand, insinue un léger décrochage de la réalité, réalité elle-même mouvante et confuse. Quelle est la part de fantasme dans ce que perçoit Goliadkine ? Ce n’est pas clair pour le spectateur, lui aussi quelque peu confus et qui, entraîné dans les péripéties du malheureux héros, ne voyant pas le temps passer, se retrouve tout étonné d’avoir été si vite transporté à la dernière station du drame.

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Crédit Photo: Ben Dumas

Interprètes  (par ordre d’entrée dans la troupe) : Ronan Rivière (Jacob Pétrovitch Goliadkine), Jérôme, Rodriguez (Nikolaï Sémionovitch), Michaël Giorno-Cohen (Pietrouchka), Jean-Benoît Terral (Olsoufi Ivanovitch), Laura Chetrit (Clara Olsoufievna), Antoine Prud’homme de la Boussinière (Le Double) Et Olivier Mazal au piano.

Musique : Léon Bailly
Décor : Antoine Milian
Costumes : Corinne Rossi
Lumière : Marc Augustin-Viguier

Durée 1h25

Du 6 au 29 juillet au 3 Soleils (Théâtre Galerie) , 4 rue Buffon 84 000 Avignon

LE CID

De Pierre Corneille
Mise en scène: Pierre Corneille

Chimène aime Rodrigue qui partage son feu. Le doux choix de leurs pères va les unir tous deux. Son père est, lui, promis à un insigne honneur, car par le Roi nommé du prince précepteur. Le Comte est bafoué par le choix de son Roi, qui élit Don Diègue, le frustre de son droit. Puis dans un duel inégal lave cet affront, en souffletant par rage du vieil homme le front. Rodrigue venge son père, tue le père de Chimène. Elle lui dit son amour, et elle lui dit sa haine. Haine du criminel, passion pour l’homme qu’elle aime. Ne renonçant à l’un, ni à l’autre, son dilemme précipite Castille vers les plus grands périls, à l’heure même où les maures assiègent la ville…

     Le Cid de Corneille est une entreprise sanglante, une opération à cœurs ouverts. « Cœur » à entendre au pluriel, tant l’auteur faire battre, et se battre entre eux, tous les sens du terme. Bien sûr la vigueur virile, la mâle assurance. Le courage, père et fils de l’honneur. « Rodrigue as-tu du cœur ? » Mais aussi l’amour, celui qui fait battre la chamade. La passion qui met à bas toutes les lois, par une féminine déraison. Le « cœur » réel ensuite, la vie elle-même qui donne son étymologie au mot « viande ». L’organe physiologique donc, celui dont William Harvey a exposé le système circulatoire en 1628 dans son « Exercice Anatomique sur le Mouvement du Cœur et du Sang chez les Animaux ». Systole, diastole, arythmie, emballement, le cœur est comme disséqué vivant sur le plateau. Le mot « sang » revient si souvent qu’il en semble recouvrir tout : sang du père encore chaud sur l’épée de Rodrigue, sang des parents qui coule dans les veines des enfants, les enchaînant à leur lignée, sang des ennemis versé par flots pour laver celui du Comte… Et enfin le « cœur » en tant que centre politique vital de l’Espagne, incarné par Ferdinand son roi. Ces quatre cœurs, dissociés dès la troisième scène, et jusqu’à la scène conclusive, se livrent une guerre incivile, suicidaire et enflammée.

     Yves Beaunesne, à mon sens plus que Gérard Desarthe et Brigitte Jacques avant lui, a compris cela et le met en scène avec une rigueur formelle incontestable et implacable, et livre une composition qui fera date par sa rare intelligence.

     Cette dissociation cardiaque il la met en tension de plusieurs manières. Son utilisation de la musique est magistrale. Certains comédiens sont également instrumentistes et chanteurs. On entend, tout d’abord sans les voir, les interprètes. telle bribe de morceau, tel passage d’une sorte de lamento chanté. Venant de cour, de jardin ? D’abord lointains et morcelés. Progressivement, ils apparaissent en scène, puis se retrouvent tous rassemblés – en un magnifique Chœur final! – quand le temps arrive de suturer les cœurs ouverts. On doit à Camille Rocailleux cette partition originale étrange, matinée de baroque à la Monteverdi et de sonorités mauresques. Avec au centre la pulsation sourde d’une grosse caisse, cœur battant qui met en ordre et ordonne. Instrument de la puissance royale, seule capable de résoudre les dissonances. Le Roi est le cœur de l’état. Corneille et Beaunesne l’instaure aussi centre vital et décisionnaire de l’intrigue. C’est lui qui résout le dilemme infini de Chimène. Pour cela il se fera, comme Hamlet, metteur en scène de deux saynètes comiques afin d’abuser l’héroïne et de révéler au grand jour son amour. Car si la tragédie finit en comédie c’est par son art, et à son profit. Y. Beaunesne a choisi le parti pris d’un roi politiquement et donc physiquement faible, d’une vigueur de tétraplégique, sans émotions, et pas plus de sens de l’honneur. Sa puissance affaiblie par la fougue sanguine et fière du Comte se vivifiera à la source de celle, disciplinée, d’un Rodrigue pécheur repentant. Beaunesne met en valeur le vampirisme cynique de Ferdinand en un portrait peu flatteur. Mais ce vampirisme, il l’exprime aussi, avec d’autres motivations, du côté des pères, sacrifiant leur descendance à leur honneur vaniteux. Cette tutelle dévorante des anciens, se retrouve dans le jeu, comme une mise en abîme. Les trois figures paternelles, et les comédiens qui les jouent asphyxient leurs suivants. Jean Claude Drouot (Don Diègue), Eric Challier (le Comte), et Julien Roy (le Roy), sont bien trois Chronos dévorant leurs enfants. Drouot semble toujours comme pétrifié de marbre, tel un buste de Hugo par Rodin. Buté vieillard, spectre tonitruant qui écrase par sa voix là où son bras failli. Sa densité représente l’honneur comme un monolithe terrible et aveugle. Challier, animal farouche, déambule comme la sanguinité qui se serait faîte boucher même. Sa vigueur de cœur n’est qu’excès de colère, débordement dangereux pour sa fille comme pour son souverain. Le comédien ne rayonne pas, il brûle. Roy joue lui à la perfection, et avec des ruptures virtuoses, une intelligence machiavélique dans un corps impotent. Il comprend tout, n’est dupe de rien. Il fait l’enfant, le vieillard. Son cynisme politique est total, est totalement interprété. Il unit les deux jeunes éperdus, mais utilise leur union exsangue comme matière vive pour suturer les plaies du royaume. Ils ne sont plus que « le prix à payer ». Le mot « Roi » est finalement le dernier mot de la pièce, à la fois sceau et cicatrice.

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crédit photo : Delahaye

De Pierre Corneille

Mise en scène, Yves Beaunesne
dramaturgie,  Marion Bernède
scénographie,  Damien Caille-Perret
lumières,  Marie-Christine Soma
création musicale,  Camille Rocailleux
costumes,  Jean-Daniel Vuillermoz
maquillages,  Catherine Saint-Sever

Avec
Eric Challier                     Le Comte
Thomas Condemine      Don Rodrigue
Jean-Claude Drouot      Don Diègue
Eva Hernandez               Léonor, gouvernante
Antoine Laudet               Don Sanche
Fabienne Lucchetti         Elvire, gouvernante
Maximin Marchand       Don Arias
Julien Roy                        Le Roi Ferdinand
Marine Sylf                      l’Infante d’Espagne
Zoé Schellenberg            Chimène

 

Du  8 avril au 14 avril  à La Manufature des Œillets, Théâtre des quartiers d’Ivry, Ivry-sur-Seine (94).

Le 16 mai au Théâtre du Blanc-Mesnil (93)

Le 26 mai au Théâtre de Chartres (28)

Du 30 mai au 2 juin au Théâtre Montensier de Versailles (78)