LE MENTEUR

Corneille revisité, un tour de force signé Marion Bierry.

Tout d’abord, il faut saluer le projet de Marion Bierry : penser très en amont, avec des actions pédagogiques complémentaires, la transmission pour un public essentiellement scolaire un texte du répertoire au programme du baccalauréat de français et de l’agrégation de lettres. Nous sommes loin des matinées scolaires avec des troupes parfois plus appliquées que talentueuses. Là tout est pensé en grand et en beau, dans le magnifique écrin ambitieux du théâtre de la Scala.

De fait, sur des horaires 15 heures et 19 heures, le public est composé presque totalement de jeunes gens. Quel plaisir que cette grande salle remplie d’adolescents ! Car il faut bien reconnaître que le public habituel, bien qu’enthousiaste, est plus adepte de Questions pour un champion que de Tik-Tok.

Marion Bierry essaie d’éviter pour ce public les écueils d’une mise en scène trop classique, elle insuffle à cette comédie un vent de fraîcheur et de modernité, sans jamais trahir l’esprit de l’œuvre originale.

DR P. Gely

L’interprétation est de qualité.

Le Dorante d’Alexandre Bierry est un personnage complexe, à la fois menteur pathologique et séducteur invétéré, mais aussi incroyablement attachant. L’interprétation du comédien, tout en nuances et en énergie nous fait rire, nous émeut et nous captive du début à la fin. Un Dorante irrésistiblement contemporain.

Les rôles secondaires ne sont pas en reste. Mention spéciale pour Cliton, joué par Benjamin Boyer, le valet complice malgré lui de Dorante, avec autant malice savoureuse que de franchise effarouchée. Balthazar Gouzou quant à lui campe un Alcipe crédule, amoureux transi et très touchant.

La mise en scène est inventive et audacieuse. Dans une volonté d’accrocher son jeune public, Marion Bierry fait des choix très tranchés. Raccourcir le texte, supprimer plusieurs personnages, mettre beaucoup de musique de fond (choix plutôt cinématographique), ajouter des passages où le texte est chanté sur des airs de variété. Enfin, et toujours pour donner du rythme, les comédiens bougent beaucoup, en tout sens.

Cela n’était peut-être pas nécessaire tant le jeu, la vision de la pièce, et les orientations basiques de mise en scène sont judicieuses. Peut être la crainte de voir son auditoire lycéen décrocher ? Mais ce public, justement, adhère parfaitement à l’intelligence du texte, aux situations et aux enjeux.

DR P. Gely

Dire la vérité ou mentir ? A l’époque des vérités alternatives et des fake news, c’est une problématique qui habite cette génération. L’aborder par la comédie, sans la dramatiser, est une porte d’entrée particulièrement favorable à l’adolescence. Et puis la musique n’est-elle pas déjà dans le texte ? N’est-il pas suffisant de suivre le mouvement du texte, et son rythme ?

Mais ce penchant est aussi une qualité : le rythme étant endiablé. Les dialogues fusent, les rebondissements s’enchaînent. On ne s’ennuie pas une seconde. Cette pièce du XVIIe siècle est bien incroyablement vivante et actuelle. Un miroir de nos propres mensonges et faux fuyant. La mise en scène de l’enflure de l’imaginaire et de la fiction, où le réel et l’authentique deviendraient obsolètes.

Au-delà du divertissement pur, Le Menteur nous invite à réfléchir sur la nature du mensonge et sur ces conséquences. Le personnage, pris dans leurs propres pièges, nous renvoit à nos propres contradictions et à nos propres faiblesses.

La mise en scène de Marion Bierry est une belle réussite. Elle nous offre une relecture audacieuse et pertinente d’un classique du théâtre français, qui résonne avec une étonnante modernité.

Texte Corneille

Adaptation et mise en scène de Marion Bierry

Décor : Nicolas Sire
avec : Alexandre Bierry, Stéphane Bierry, Benjamin Boyer, Marion Lahmer, Mathilde Riey et Balthazar Gouzou

du 24 janvier au 7 avril 2025, Scala de Paris 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris

MACHINE DE CIRQUE

Idée originale, écriture du spectacle,  mise en scène Vincent Dubé

On croit deviner à l’introduction que l’un est acrobate, l’autre jongleur, celui ci voltigeur ou encore danseur de vélo. On se trompe, ces messieurs sont surtout un collectif ! Une machine aux rouages humains, poétiques, drôles et surprenants. Ce n’est rien de moins qu’une chorégraphie d’une heure et demie, où l’un se lance l’autre le rattrape, celui-ci tombe , et ce sont ses partenaires qui touchent le sol, l’un s’envole (si haut !) tous passent en dessous avant que la gravité ne daigne le rattraper… C’est millimétré, autant qu’ inattendu, une surenchère de talent et de travail.

dr l’oeil du loup

Il y a un feu d’artifice continu de performances techniques évidemment, mais dans un univers riche et une mise en scène  exceptionnelle.  Le tout bien sûr avec ses respirations clownesques en finesse et tendresse. Ici, un homme danse avec son vélo, qui semble tout d’un coup doté d’une âme, duo sensuel créant finalement une créature unique de « vélocentaure ». Là, les cinq compagnons nous entraînent dans un numéro burlesque inénarrable de serviettes de bain remplaçant de manière périlleuse la feuille de figuier d’Adam. On est alors, comme tout au long du spectacle, transporté jusqu’au fous rires. Dans un monde si proche de Buster Keaton et d’Harold Lloyd. De la haute voltige.

dr l’oeil du loup

Tout s’enchaîne avec  fluidité et poésie. Le spectacle est vraiment beau. Une esthétique et une éthique de la camaraderie joueuse. Tout cela, sans que l’effort n’apparaisse jamais. Elle nous revient donc du Québec cette sprezzatura explicitée par Baldassare Castiglione dans Le Livre du courtisan en 1528 dans l’Italie de la renaissance :

« fuir le plus que l’on peut, comme une très âpre périlleuse roche, l’affectation : et pour dire, peut-être, une parole neuve, d’user en toutes choses d’une certaine grâce désinvolte, qui cache l’artifice, et qui montre ce qu’on fait comme s’il était venu sans peine et quasi sans y penser » ; puisque « le vrai art est celui qui ne semble être art ».

Echappant à la gravité de l’affectation, comme à la gravité universelle, Machine de Cirque, nous emporte, nous envole et nous allège. C’est d’ailleurs debout, comme en apesanteur que le public ovationne et remercie pour ce moment de bonheur.

 

Idée originale, écriture du spectacle,  mise en scène Vincent Dubé

Collaborateurs à l’écriture et à la mise en scène Yohann Trépanier, Raphaël Dubé, Maxim Laurin, Ugo Dario, Frédéric Lebrasseur

Avec Guillaume Larouche, Thibault Macé, Philippe Dupuis, Samuel Hollis, Laurent Racicot
Musique Frédéric Lebrasseur
Musicien Jérémie Carrier
Conseillers artistiques Patrick Ouellet, Harold Rhéaume et Martin Genest
Conseillères à la scénographie Josée Bergeron-Proulx, Julie Lévesque et Amélie Trépanier
Costumes Sébastien Dionne
Éclairages Bruno Matte
Son René Talbot
Ingénieur mécanique David St-Onge
Direction technique Patrice Guertin

Du 12 novembre 2024 au 5 janvier 2025

Durée
1h30

https://lascala-paris.fr/programmation/machine-de-cirque/?gad_source=1&gclid=Cj0KCQiAlsy5BhDeARIsABRc6Zu1TH-6ljmP45CbSVmM1ecoYvCdm7iuPzkS0azKNZU6DhS0bKJ_808aAnbXEALw_wcB

CAP AU PIRE

Texte Samuel Beckett
Mise en scène Jacques Osinski

Cap à l’épure !

Le vrai sculpteur, selon Michel-Ange, est le tailleur, celui qui enlève la matière et se confronte à elle (per via di levare). À l’inverse, l’ajout de matière (per via di porre) est pour lui semblable au travail de la peinture. L’ajout de matière est la ligne de clivage entre peinture et sculpture. C’est à l’artiste d’être à l’écoute de la matière afin d’en dégager la forme qu’elle recèle. Il s’agit ici d’inventer, au sens de découvrir, une forme déjà présente et déterminée. La matière a donc déjà une forme, et la part créative selon Michel-Ange réside dans la manière de mettre en valeur cette matière. De cette théorie découle un geste esthétique : le non finito. L’art du presque, irréductible presque. Mais pour cela il faut une « vraie matière ». Le marbre pour Michel-Ange. Pour Jacques Osinski et Denis Lavant, la matière, le bloc, c’est le texte de Beckett. Ils ne pouvaient l’interpréter sans en garder l’essence marmoréenne.

Crédit photos Pierre Grosbois

Suivant le sillage de l’auteur, ils suivent le cap de ce capitaine. « Ajouter ?  Jamais ! ». Aller vers « Le moindre » plutôt. Retirer « le plus » et « le mieux ». Le moindre mouvement, la moindre lumière, la moindre intention, la moindre intonation. Le pire, l’épure.

Empirer contre l’empire. Un « dit» simplement dit, inédit, presque nu. Dans la presque nuit du plateau parfois. N’était la lumière verte des sorties de secours, absurdes tant elles devraient se trouver à l’extérieur du théâtre. Pour indiquer « Entrée de secours », et rendre possible l’échappée hors de l’empire du trop, du flot, du trop matisme, du super flux. Pour mettre cap au pire ! Aller de l’avant ! De Lavant !

Crédit photos Pierre Grosbois

Qui peut le plus peut le moindre. On connaît sa générosité corporelle, animale, carnassière circassienne assez. Là il garde tout cela, mais condensé, réduit, microcosmé. Mobile dans l’immobile. Car son mouvement, son déplacement, est dans le texte. Le texte en avant.

Il ne faut pas finir sans saluer le spectaculaire minimaliste de la composition lumière de Catherine Verheyde. Transformation, évolution, imperceptible, de l’éclairage du corps de l’acteur. Un enfant, un vieillard… Lavant sans visage. Cent visages de Lavant. Enfin clown blanc à plus de soixante ans. Face de lune, crâne lunaire, croissant et décroissant. Nosferatu, « pourtant », dans le silence d’un instant.

Cap à l’épure !

Texte Samuel Beckett
Traduction Édith Fournier (Éditions de Minuit)
Mise en scène Jacques Osinski
Avec Denis Lavant
Lumières Catherine Verheyde
Scénographie Christophe Ouvrard
Costumes Hélène Kritikos

https://www.theatre14.fr/index.php/programmation-24-25/cap-au-pire