Cap à l’épure !
Le vrai sculpteur, selon Michel-Ange, est le tailleur, celui qui enlève la matière et se confronte à elle (per via di levare). À l’inverse, l’ajout de matière (per via di porre) est pour lui semblable au travail de la peinture. L’ajout de matière est la ligne de clivage entre peinture et sculpture. C’est à l’artiste d’être à l’écoute de la matière afin d’en dégager la forme qu’elle recèle. Il s’agit ici d’inventer, au sens de découvrir, une forme déjà présente et déterminée. La matière a donc déjà une forme, et la part créative selon Michel-Ange réside dans la manière de mettre en valeur cette matière. De cette théorie découle un geste esthétique : le non finito. L’art du presque, irréductible presque. Mais pour cela il faut une « vraie matière ». Le marbre pour Michel-Ange. Pour Jacques Osinski et Denis Lavant, la matière, le bloc, c’est le texte de Beckett. Ils ne pouvaient l’interpréter sans en garder l’essence marmoréenne.
Suivant le sillage de l’auteur, ils suivent le cap de ce capitaine. « Ajouter ? Jamais ! ». Aller vers « Le moindre » plutôt. Retirer « le plus » et « le mieux ». Le moindre mouvement, la moindre lumière, la moindre intention, la moindre intonation. Le pire, l’épure.
Empirer contre l’empire. Un « dit» simplement dit, inédit, presque nu. Dans la presque nuit du plateau parfois. N’était la lumière verte des sorties de secours, absurdes tant elles devraient se trouver à l’extérieur du théâtre. Pour indiquer « Entrée de secours », et rendre possible l’échappée hors de l’empire du trop, du flot, du trop matisme, du super flux. Pour mettre cap au pire ! Aller de l’avant ! De Lavant !
Qui peut le plus peut le moindre. On connaît sa générosité corporelle, animale, carnassière circassienne assez. Là il garde tout cela, mais condensé, réduit, microcosmé. Mobile dans l’immobile. Car son mouvement, son déplacement, est dans le texte. Le texte en avant.
Il ne faut pas finir sans saluer le spectaculaire minimaliste de la composition lumière de Catherine Verheyde. Transformation, évolution, imperceptible, de l’éclairage du corps de l’acteur. Un enfant, un vieillard… Lavant sans visage. Cent visages de Lavant. Enfin clown blanc à plus de soixante ans. Face de lune, crâne lunaire, croissant et décroissant. Nosferatu, « pourtant », dans le silence d’un instant.
Cap à l’épure !
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