CAP AU PIRE

Texte Samuel Beckett
Mise en scène Jacques Osinski

Cap à l’épure !

Le vrai sculpteur, selon Michel-Ange, est le tailleur, celui qui enlève la matière et se confronte à elle (per via di levare). À l’inverse, l’ajout de matière (per via di porre) est pour lui semblable au travail de la peinture. L’ajout de matière est la ligne de clivage entre peinture et sculpture. C’est à l’artiste d’être à l’écoute de la matière afin d’en dégager la forme qu’elle recèle. Il s’agit ici d’inventer, au sens de découvrir, une forme déjà présente et déterminée. La matière a donc déjà une forme, et la part créative selon Michel-Ange réside dans la manière de mettre en valeur cette matière. De cette théorie découle un geste esthétique : le non finito. L’art du presque, irréductible presque. Mais pour cela il faut une « vraie matière ». Le marbre pour Michel-Ange. Pour Jacques Osinski et Denis Lavant, la matière, le bloc, c’est le texte de Beckett. Ils ne pouvaient l’interpréter sans en garder l’essence marmoréenne.

Crédit photos Pierre Grosbois

Suivant le sillage de l’auteur, ils suivent le cap de ce capitaine. « Ajouter ?  Jamais ! ». Aller vers « Le moindre » plutôt. Retirer « le plus » et « le mieux ». Le moindre mouvement, la moindre lumière, la moindre intention, la moindre intonation. Le pire, l’épure.

Empirer contre l’empire. Un « dit» simplement dit, inédit, presque nu. Dans la presque nuit du plateau parfois. N’était la lumière verte des sorties de secours, absurdes tant elles devraient se trouver à l’extérieur du théâtre. Pour indiquer « Entrée de secours », et rendre possible l’échappée hors de l’empire du trop, du flot, du trop matisme, du super flux. Pour mettre cap au pire ! Aller de l’avant ! De Lavant !

Crédit photos Pierre Grosbois

Qui peut le plus peut le moindre. On connaît sa générosité corporelle, animale, carnassière circassienne assez. Là il garde tout cela, mais condensé, réduit, microcosmé. Mobile dans l’immobile. Car son mouvement, son déplacement, est dans le texte. Le texte en avant.

Il ne faut pas finir sans saluer le spectaculaire minimaliste de la composition lumière de Catherine Verheyde. Transformation, évolution, imperceptible, de l’éclairage du corps de l’acteur. Un enfant, un vieillard… Lavant sans visage. Cent visages de Lavant. Enfin clown blanc à plus de soixante ans. Face de lune, crâne lunaire, croissant et décroissant. Nosferatu, « pourtant », dans le silence d’un instant.

Cap à l’épure !

Texte Samuel Beckett
Traduction Édith Fournier (Éditions de Minuit)
Mise en scène Jacques Osinski
Avec Denis Lavant
Lumières Catherine Verheyde
Scénographie Christophe Ouvrard
Costumes Hélène Kritikos

https://www.theatre14.fr/index.php/programmation-24-25/cap-au-pire

LE GENITEUR

De François de Mazières
Mise en scène: Nicolas Rigas.

 

Pierre est anxieux de nature, on peut dire hypocondriaque (ou encore malade imaginaire puisque cette pièce figure dans le programme du « Mois Molière à Avignon » importé de Versailles) or le monde d’aujourd’hui, ses progrès dans le domaine scientifique et médical médical lui donnent l’occasion d’ajouter une nouvelle source de soucis à un imaginaire déjà bien encombré.

François de Mazieres, l’auteur, c’est en effet inspiré d’un fait divers touchant les bébés éprouvettes : la multiplication des prouesses d’un unique d’honneur qui avait occasionné des risques de consanguinité dans une ville nord-américaine. Il a aussi existé un cas de véritable panique aux Pays-Bas en 2018  après la révélation de l’existence d’un « donneur en série ».

Bref, Pierre et son épouse, Victoire, jeunes trentenaires BCBG mènent une vie sans histoire… Une vie très calme même puisque le couple ne peut avoir d’enfants. Leur seule déviance, ils ne l’ont pas choisie: tous les deux sont en effet des bébés éprouvette fécondés in-vitro dans les années 80. Tous les deux !

Pierre s’acharne à retrouver son père biologique (perspective que semble permettre la science actuelle) afin de s’assurer que cette infertilité ne lui est pas imputable… mais aussi que son patrimoine génétique ne se trouve pas entaché d’autres potentielles tares génétiques.

Sous les sarcasme de Victoire, bien plus décontractée sur ce point, il invite chez eux « le géniteur » :  le père que les tests divers et variés auxquels il s’est soumis ont fini par lui attribuer. L’irruption du fermier landais dans l’appartement aseptisé et clinique tenu par victoire  (la couleur blanche est dominante pour le mobilier ainsi que pour l’éclairage plateau) va bouleverser le train-train du couple.

Les trois comédiens ont du métier, ils sont excellents dans une comédie qui croque l’époque dans ses questionnements profonds (le progrès scientifiques et ses risques) ainsi que ses idéologies de surface (développement personnel et Yoga).

Un vrai jeu théâtral, poussant hors du réalisme dans les moments de tension extrêmes, par les mouvements, les gestes… Et la voix puisque c’est là le péché mignon du metteur en scène, Nicolas Rigas. Il s’est en effet choisi des comédiens à voix (notamment Mylène Bourbon, soprano, en Reine de la nuit de « La flûte enchantée », de Mozart).

Interprètes: Martin Loisillon, Salvatore Ingoglia, Mylène Bourbeau

Durée : 1h15

Festival Off d’Avignon
Jusqu’au 21 juillet (relâche le 15)
Ancien Carmel d’Avignon, 3 rue de l’Observance.

 

 

 

NOCES DE CRINS

BARTABAS

Noces de Crins

Avec le Cadre noir de Saumur & l’Académie Équestre de Versailles

Création 2024

C’est un mariage singulier en effet auquel nous sommes conviés à la Villette. Le Cadre noir de Saumur, dont les origines remontent à plusieurs centaines d’années, et l’Académie Équestre de Versailles, qui pour avoir réinvesti l’espace des Grandes écuries du château de Versailles n’est pas moins une jeunette de vingt et un ans.

Cette union scelle surtout un pacte entre l’animal et l’homme. Elle donne à voir et à ressentir à un public ravi, et dans lequel les enfants sont nombreux, un superbe effet de la relation harmonieuse entre la nature et l’humanité.

D’une part la tradition française de haute école, de renommée mondiale, de l’autre le parcours d’un homme, Bartabas, condensé dans ce projet d’Académie. Si l’on voulait être caricatural, on opposerait rigidité d’une discipline esthétique (autrefois militaire) et approche poétique de l’art équestre. On aurait tort, car depuis toujours l’art de Bartabas se montre aussi inspiré que respectueux de l’héritage. Et depuis longtemps le Cadre a intégré une dimension non seulement esthétique mais chorégraphique.

© B.Lemaire

Alors sous son chapiteau d’Aubervilliers, au siècle dernier si proche, Bartabas était parvenu à enseigner le galop arrière à son destrier Quichotte. Les cavaliers de Saumur intrigués lui avait proposé de venir faire une démonstration sur leur terre. Le centaure leur avez répondu qu’ils n’avaient qu’à se déplacer, ce galop arrière n’étant pas une performance de démonstration athlétique, mais un élément artistique indissociable d’un spectacle dans sa cohérence ! Nos amis militaires, pas rancuniers, avaient fait le voyage, allant à Bartabas, plutôt que l’inverse !

Il a fallu attendre 2024, et sur terrain neutre, pour que vingt-cinq cavalières ou cavaliers et une quarantaine de chevaux des deux univers s’unissent sur la belle carrière éphémère de la Villette !

On y retrouve bien la spécificité du Cadre : « Un cheval calme, en avant, et droit ». Chevaux magnifiques de puissance, totalement rassemblés, d’une impulsion permanente, continue et douce. En main du mors jusqu’à la croupe. Légers, si légers qu’ils semblent ne jamais totalement subir la pesanteur. Les cavaliers vont de pairs. Les aides sont minimales, presque intuitives parfois. A peine si l’on perçoit l’action d’une jambe isolée. On savoure bien entendu les spécialités « maison » : Courbette (cheval dressé sur ses postérieurs), croupade (ruade en totale extension), passage ((trot raccourci, écourté, à cadence élevée dans une gracieuse élasticité de mouvement). Tout est exécuté sans forçage, sans insistance.

© B.Lemaire

Les écuyères de l’Académie sont dans un registre plus libre peut être, avec en effet une part laissée à l’interprétation (des cavalières comme des chevaux!). La rigueur est peut être moins poussée à l’extrême, mais pour laisser une part plus importante à une respiration, un souffle poétique et naturel. Ainsi le moment le plus poignant du spectacle : cinq chevaux laissés libres dans la lumière du manège. Ils s’ébattent, dansent, cabriolent, interagissent, se parlent, fond la ronde : libre improvisation où une partition invisible mais partagée s’impose à nous.

Nous sommes alors comme dans les voyages de Gulliver : face à la magnificence et la sagesse des Houyhnhnms, de pauvres Yahoos.

BARTABAS

Avec le Cadre noir de Saumur & l’Académie Équestre de Versailles.

Suite de tableaux chorégraphiés sur des musiques d’Arandel, recrées à partir de l’œuvre de Bach.

A la Villette jusqu’au 23 juin 2024.

https://www.lavillette.com/manifestations/bartabas-noces-de-crins/