De Louis Ferdinand Céline
Mise en scène: Géraud Bénech
Passons d’emblée sur la question de la ressemblance du comédien avec l’écrivain. L’aborder serait faire offense à l’acteur qui ne doit ici qu’à son travail et à son talent. Si Céline se plaint beaucoup durant ces échanges, Stanislas de la Tousche doit certainement avoir lui aussi motif à grognement quand on pense à l’avalanche d’impensées qu’il doit souffrir, sous forme de : « Il ne joue pas Céline, il EST Céline. » Du bien désolant quoi. L’écrivain nous explique comment il n’y a pas de facilité à écrire. Que l’on n’EST pas écrivain, mais quelqu’un, d’un peu obsédé et maladif, qui trime « comme un galérien » pour exsuder « huit cents pages de quatre-vingt mille ». Tout aussi bien, la composition de l’acteur est un acte, fruit d’un travail de recherche, un voyage entrepris depuis 2011, difficile et incertain. D’ailleurs, pour bien connaître les entretiens sonores originaux, je perçois nettement l’écart avec l’objet spectacle. Dans le jeu comme dans la théâtralisation.
Dans le jeu, Stanislas de la Tousche n’est pas le même Céline du début à la fin. On le voit creuser son Céline comme un sillon, s’enfonçant progressivement autant qu’imperceptiblement, dans son sujet et dans son texte. De plus en plus profondément, au point de créer une sorte d’ivresse jubilatoire pour le spectateur, qui se demande jusqu’où cela peut aller. On voudrait que cela ne finisse pas pour aller encore plus loin au bout de cette nuit-là avec le comédien. Progressivement son visage sombre dans l’obscurité. Puis, après une heure quinze, « This is the end » des Doors sourd de nulle part.
Dans la mise en scène de Géraud Bénech, les choix faits amènent également de la distanciation et une inquiétante proximité. De la finesse en tous cas. Ce « This is the End » par exemple. Que vient-il faire là ? Rien n’est lourdement explicité. Mais comment ne pas remonter la chaîne associative : chanson (Doors) des scènes introductive et conclusive (sacrifice de Kurtz !) d’Apocalypse now (Coppola) – Au cœur des ténèbres (Conrad) – Voyage au bout de la nuit (Céline) ? Après avoir fini le spectacle sur le reproche suprême que Céline fait aux hommes de leur « lourdeur », on ne peut pas être plus « fin » dans la forme adoptée. Autre parti pris théâtral qui permet une distanciation étonnante : les questions des interviewers sont effacées. A la place, deux tabourets, et surtout des blancs qui représentent les questions manquantes. Nous n’avons en fait que les réponses ! Cela produit un effet saisissant, qui peut faire penser au Krapp de la dernière bande de Beckett, réécoutant sa voix sur bande magnétique. Et les questions ne font, étrangement, jamais défaut. Même quand leur absence rend certaines réponses obscures. Ainsi, Céline répond en vitriolant ceux qui écrivent des « manifestes de littérature ». Il est, en fait, questionné sur les surréalistes, mais cela n’est pas mentionné ! Ce spectacle n’est donc pas reproduction ou imitation d’une matière brute (les enregistrements), mais une torsion, une représentation artistique. G. Bénech fait du collage, du montage. Il prend plusieurs entretiens, menés par des interlocuteurs différents, pour en faire un seul texte de théâtre, à la fois fidèle et indépendant. Tel passage de tel entretien et abouté à un autre, issu d’une rencontre différente. Tel autre est tranché et passe à la trappe… Une fois de plus, le travail n’est pas celui d’une reconstitution, mais une composition, un magnifique artefact.
Les passages choisis sont tous pertinents et éclairants concernant les points d’identifications cardinaux de l’auteur. Ainsi son positionnement revendiqué de martyr, de victime. Son effort permanent pour recevoir l’opprobre public, et mériter le déchaînement social, est bien souligné. Manque toutefois, à mon sens, ce passage (entretien avec Francine Bloch) où, interrogé sur ses prises de positions antisémites, il tentait de les justifier comme « anti-guerre ». Il disait: « c’était sacrificiel, je me sacrifiais pour mes semblables. Ils n’en valent certainement pas la peine.»* Prétention à une identification christique quasi-délirante, et tout à fait obscène au regard des véritables victimes juives… Mais on entend bien, sur scène, Céline fustiger ses semblables pour leur « jouissance » dans le spectacle de la mise à mort : « Qu’est-ce qu’il a le peuple en ce moment-ci, ben il s’ennuie, qu’est-ce qu’il voudrait ? Une épuration. Oui, il voudrait une épuration le peuple. Voilà ce qui lui manque. Voilà. » Et donc on aurait pu l’entendre aller au bout de sa logique, quand il se dessinait en agneau pascal : « …demain on met Céline à mort, place de grève… » *. Pour aller un peu plus loin, il faut questionner le rapport de Céline au théâtre, puisqu’il devient lui-même un personnage de théâtre. Le dramaturge Céline n’est rien au regard du Céline romancier. Son « L’église » est plus que dispensable. Non, ce que Céline met le mieux en scène c’est lui-même. Dans ces entretiens, il se représente d’ailleurs, avec rouerie, et pas forcément tel qu’il fut, mais en martyr sacrifié. C’est bien pour cela que sa version du spectacle qu’il faut aux hommes est saisissante. Pour lui ce n’est pas la catharsis, mais l’épuration, le massacre : « l’homme ce qui lui manque c’est le cirque romain. Vous faîtes vider n’importe quel théâtre…Vous présentez du Molière, du Shakespeare même, ou du boulevard … je vous fais vider tout ça avec le Coliséum. » « Les arènes, du gladiateur voilà ce qu’il faut (…) Le goût profond de l’homme c’est la mise à mort douloureuse et la vivisection sous ses yeux, voilà ce qu’il veut voir. » Ce qui fait théâtre et société, pour lui c’est la même chose, c’est la mise à mort païenne. (* Extraits non joués)
Il faut enfin souligner la cohérence entre les passages choisis et la mise en forme scénique. Céline insiste sur l’écriture comme symptôme dégénératif, tare maladive : « je suis né taré », « écrire c’est une maladie » (celle de ceux qui fuient la vie), « malade, nerveux détraqué par mon père et ma mère… taré », « mutilo à soixante-quinze pour cent ». Cela est rendu, à trait esquissé mais sensible, dans ce bras plus roide, handicapé, que le comédien serre contre son côté. Il se compare à un chien (identification redondante chez lui), plus précisément à « une chienne de traîneau à l’odorat raffiné », ravalant le talent de l’écrivain à une prédisposition animale. Cela se retrouve dans l’omniprésence sonore des aboiements de ses chiens, l’intervention incongrue d’un invisible corniaud sous la table qu’il faut rassurer. Cela se retrouve aussi dans le jeu du comédien qui joue à merveille l’œil du chien battu, la mine basse du bâtard qui craint le coup de pied. Car oui, Céline qui écrivait : « L’amour c’est l’infini à la portée des caniches », est un chien, mal dressé. Dont on pourrait dire en écho : « La littérature, c’est l’infini à la portée de Céline ». Le bâtard raffiné de la littérature française. Dans toute la polysémie du terme. Le chien sans race, l’enfant illégitime, le salaud, et pour reprendre Lafontaine, qu’il révère, celui qu’on « accuse de la rage » quand on veut le noyer.
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Crédit photos : Jean-Paul Boyer
De Louis Ferdinand Céline
Mise en scène: Géraud Bénech
Comédien : Stanislas de la Tousche
Lumières : Rémy Chevillard
Du 18 mars 2018 au 23 avril 2018 au Théâtre Les Déchargeurs / Le Pôle, Paris