FANNY et Alexandre

D’après Ingmar Bergman

Mise en scène Julie Deliquet

      Julie Deliquet adapte pour le plateau de la salle Richelieu le film testament d’Ingmar Bergman (1982). Le passage de la pellicule au spectacle vivant est une évidence dont les presque trois heures passent à la vitesse d’un songe. Évidence qui est le fruit d’un travail énorme, non seulement sur le long métrage, mais aussi la série télévisée qui le précède, ainsi que le roman éponyme.

Son Fanny et Alexandre est une œuvre multidimensionnelle, dont il est difficile d’épuiser le sens. Proprement enivrant et enthousiasmant, y dialoguent sans cesse plusieurs univers.

La troupe familiale fictive des Ekdahl et celle, réelle, du Français. Le spectacle s’ouvre sur une annonce de Denis Podalydès, qui s’avère être celle d’Oscar Ekdahl. Émilie Ekdahl expose, en avant scène, ses doutes sur la validité d’une vie de comédienne, et c’est Elsa Lepoivre que l’on sent douter. Par la suite, la superposition continue de ces deux niveaux de lecture produit autant d’émotions que d’étrangeté. Ou, plus précisément, un sentiment de familiarité étrange. Cette « Unheimlich », théorisée par Freud, agit en permanence, par des glissements d’un plan à l’autre.

Le théâtre et la vie : Oscar répète le spectre dans Hamlet, et l’on voit Denis répéter. Oscar joue le spectre et devient fantôme pour l’éternité, comme figé dans le jeu. On joue Hamlet, et c’est la mort du père et l’avènement de Polonius qui se produit. On joue l’assassinat de Clarence, et c’est Richard III qui triomphe en l’évêque Edvard séducteur de veuve.

Le fantastique et le quotidienLa dimension magique parcourt toute la pièce. Le merveilleux s’insinue dans la vie, dans le théâtre. Jouer n’est pas anodin, il y a des scènes prémonitoires, comme des songes le sont. Dans « Le Malade imaginaire » de Molière – auteur vénéré par Bergman – Argan s’inquiète : « N’y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? » (III, 11). Bergman répond par la positive. Autant de danger que de piquer des aiguilles dans une poupée fétiche… Le théâtre est une cérémonie sacrée, magie blanche ou noire. L’âme des personnages de fiction hante les lieux, comme celle des acteurs.

Le théâtre et le cinéma. Aussi grand metteur en scène de théâtre que de cinéma, Bergman est légitime pour nouer une relation amoureuse féconde entre ces deux arts de la fiction. La force de Julie Deliquet est, entre autre, de ne pas faire disparaître le cinéma dans sa transposition. Les enfants jouent en ombres chinoises sur une toile blanche l’assassinat de Clarence, à la manière des expressionnistes allemands. La seconde partie plongée dans des noirs et blancs, après la multitude bigarrée de la première, nous plonge dans une atmosphère sœur de « La nuit du chasseur » de Charles Laugthon. Thierry Hancisse y est d’ailleurs un terrifiant et sublime évêque Edvard Vergerus, qui serait comme possédé par le révérend Powell de Robert Mitchum.

Le chrétien et le païen enfin. La pièce commence par une nativité, où chacun interprète, pour rire, un protagoniste de la crèche. La seconde partie en est le revers : la passion, tragique, d’un Christ ayant pris corps en Alexandre.

A la richesse polymorphique de la mise en scène répond, une qualité de jeu proprement inouïe de toute la troupe.

Le spectacle nous renvoie d’ailleurs aussi à notre situation de spectateur. Conscience soudaine de voir réunis dans un même présent autant de comédiens hors du commun. Sensation de privilège, où le merveilleux n’est pas absent.

Des étoiles brillantes d’abord :

Denis Podalydès, fragile et drôle. Elsa Lepoivre, d’une simplicité de jeu désarmante, émouvante. Hervé Pierre, Dionysos tonitruant et solaire. Florence Viala, élégante et juste en tout. Dominique Blanc, d’une pâleur tutélaire. Et Laurent Stocker, et Cécile Brune, et Véronique Vella…

Un trou noir escorté d’un satellite mort ensuite : Anne Kessler, martelant le texte avec une précision de machine à coudre devenue folle. Hancisse noir comme la poix et l’angoisse mauvaise.

Fanny et Alexandre est un spectacle immense. Une œuvre qui nous dit qu’il vaut mieux se jouer de mille masques, que d’être le jouet d’un seul. Comédie ou tragédie.

Julie Deliquet nous y montre que le monde du théâtre est la seule protection contre le théâtre du monde.

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photos Brigitte Enguérand

Texte d’Ingmar Bergman

Mise en scène Julie Deliquet

Interprétation :

Véronique Vella, Thierry Hancisse, Anne Kessler, Cécile Brune, Florence Viala, Denis Podalydès, Laurent Stocker, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Hervé Pierre, Gilles David, Noam Morgensztern, Rebecca Marder, Dominique Blanc, Julien Frison, Jean Chevalier.

Équipe Artistique :

Traduction : Lucie Albertini et Carl Gustaf Bjurström

Version scénique : Florence Seyvos, Julie Deliquet et Julie André

Mise en scène : Julie Deliquet

Scénographie : Éric Ruf et Julie Deliquet

Costumes : Julie Scobeltzine

Lumière : Vyara Stefanova

Musique originale : Mathieu Boccaren

Comédie Française, 1 Place Colette, 75001 Paris

Du 9 février au  16 juin 2019

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