PHEDRE

Texte de Jean Racine

Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman

Thésée, roi d’Athènes et de Trézène, héros de la Grèce, pourfendeur de monstres, a disparu. Dans son palais, Phèdre, son épouse, se meurt d’un mal mystérieux. Oenone, sa nourrice, la voyant s’éteindre, veut connaître la raison et lui extorque l’aveu de sa passion pour Hippolyte, le fils de Thésée. Épuisée par un combat de plusieurs années contre cet amour adultère et incestueux, Phèdre aspire à mourir. Cet aveu sorti d’elle, comme un rejeton difforme et maudit, entraînera la perte de tous…

Datant de 1677, Phèdre est la dernière tragédie profane de Racine, sa plus célèbre aussi. Avant d’entrer dans l’austérité de ses pièces chrétiennes, il offre un opéra des passions et de la chair ordonné par une langue tranchante comme un scalpel. Il faut insister sur le travail de révélation qu’opère Brigitte Jaques-Wajeman. Son Phèdre fait sonner à plein cette tension oxymorique entre d’une part une écriture ciselée d’argent, et d’autre part le corps des passions, exalté jusqu’à la monstruosité, jusqu’ à la chair sanguinolente. Nous avions surtout vu, jusque lors, des Phèdre, des Hippolyte et des Thésée, sombres et superbes, à la roideur de statue. Cette raideur dans le jeu, que l’on pensait inscrite dans l’ADN racinien, Brigitte Jaques-Wajeman la fait voler en éclat pour rendre aux personnages leur monstrueuse humanité, et donc leur intemporalité. Raphaèle Bouchard est bien entendu la figure de proue de ce voyage au bout de la nuit. Plus sorcière possédée que reine roide (la référence à Médée est dans le texte) ; plus hystérique convulsive, à la Charcot, que noble lamentation ; plus animale, enfin, que civilisée. Raphaèle Bouchard feule, se cambre, déambule à quatre pattes telle une prédatrice affamée. Scène superbe où elle arpente le plateau telle la louve de Dante approchant de l’Enfer : « Et puis c’est une louve affamée et qui semble porter sous sa maigreur tous les désirs ensemble. » écrivait le poète (traduction de Ratisbone). Oui la metteuse en scène nous propose une Phèdre/Monstre, qui aura son écho incarné dans la Némésis du monstre défaisant Hippolyte à l’acte final. Cela produit un effet d’implication du spectateur dans des enjeux si humains qu’il s’y trouve pris, happé.

©GianniGiardinelli

L’alexandrin, et sa maîtrise sur scène (toujours l’apport de François Regnault), permet tel le fouet et la discipline du dompteur, de donner forme classique au réel informe de l’amour, comme de la haine. Résonnant avec le « Vas, je ne te hais point.» de Chimène au Cid chez Corneille, l’exil est le sort réservé à ceux qu’on ne peut aimer. Pour Phèdre, comme pour Thésée. Ils sont d’ailleurs tous deux, dans la dernière partie de la pièce, les visages de haine. Brigitte Jaques-Wajeman insiste sur la haine jalouse de Phèdre envers Aricie, qui prend largement le pas sur l’inquiétude pour Hippolyte condamné. Thésée, lui, magnifiquement porté par Bertrand Suarez-Pazos, dès son entrée en scène se présente comme un être avide de l’amour des autres, soleil dévorant et frigide de tout sentiment altruiste. Il est joué comme un enfant colossal, plein d’une colère aveugle. Une mère Phèdre/Médée incestueuse, et un père Thésee/Chronos dévorant son enfant. Inceste et cannibalisme. C’est cela que la mise en scène dévoile. Comme elle dévoile, enfin, le rôle essentiel d’Oenone, que l’on écoutait jusque-là comme un personnage secondaire. Un reflet des troubles de sa maîtresse. Sophie Daull nous fait entendre, encore de manière inédite, sa noirceur intime, son rôle presque de metteuse en scène des catastrophes. Sans elle pas d’intrigue et pas de drame. Une volonté toute teintée de pulsion de mort. Une Iago sous le voile de la nourrice.

©GianniGiardinelli

Avec le même talent que pour Polyeucte, un objet de théâtre prend vie et sens pour nous. Brigitte Jaques-Wajeman réussit à nous transmettre une pièce inédite : Phèdre ! Elle réussit à faire d’un classique en apparence glacé une œuvre vibrante et brûlante : Phèdre ! Loin des effets formels, torsions surtout laborieuses, de beaucoup pour « dépoussiérer », ou pire « revisiter », c’est d’un effort de lecture qu’il s’agit. Tout cela sur un plateau (scénographie épurée et si évidente de Grégoire Faucheux) limité par un haut mur empêchant tout échappatoire. Sur un sol infertile de cendre noir. Sous le regard d’un monolithe central. Un monolithe, qui serait le personnage en plus de cette tragédie, sans texte mais animant chacun de l’intérieur. Présence indicible, et toujours à sa place, de l’informe et inextinguible feu des pulsions les plus refoulées. Mais aussi gnomon d’un cadran solaire gigantesque, son ombre portée trace un cercle autour, marquant l’avancée inexorable du temps tragique. Il écrit la volonté de ces dieux célestes et brûlants qu’invoque Phèdre : nos passions. Un gnomon dont l’autre nom est « style ».

Texte de Jean Racine

Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman

Phèdre : Raphaèle Bouchard

Thésée : Bertrand Suarez-Pazos

Hippolyte : Raphaël Naasz

Aricie : Pauline Bolcatto

Oenone : Sophie Daull

Théramène : Pascal Bekkar

Ismène : Lucie Digout

Panope : Kenza Lagnaoui

 

Collaboration artistique : François Regnault

Dramaturgie : Clément Camar-Mercier

Assistant à la mise en scène : Pascal Bekkar

Lumière : Nicolas Faucheux

Scénographie: Grégoire Faucheux

Costumes : Pascale Robin assistée d’Angèle Levallois

Musique et Son : Stéphanie Gibert

Théâtre de la ville – les Abbesses

31, Rue des Abbesses 75018 Paris, France

Du 8 au 25 janvier 2020

Théâtre des Abbesses

 

4 commentaires

  1. Des actrices et acteurs ( trop jeunes et sans maturité vocale) avec des voix chevrotantes ( à peine audibles à trente mètres…) ou qui n’ont pas de voix (sauf Thésée et Oenone) …qui ne peuvent s’empêcher à chaque vers de pousser le trémolo comme dans un bon vieux mélodrame du début du cinéma parlant… qui ne savent vraiment pas quoi faire de leurs mains durant toute la pièce… qui se contorsionnent comme des adolescents sans assise et sans aucune confiance… un décor bloquant toute profondeur d’une banalité de mur de hall de gare… un éclairage banal… une Phèdre qui surjoue constamment et qui confond à chaque scène petites pulsions d’entre-cuisses avec l’Amour à mort d’une héroïne tragique… on rigole d’ailleurs souvent dans le public !! et c’est un comble pour LA pièce incarnant le mieux LA Passion (revoir au moins la version de Patrice Chéreau avec Dominique Blanc) … Bref une mise en scène ratée – deux heures d’ennui – dirigée par Brigitte Jacques-Wajeman qui a semble-t-il perdu le feu sacré et qui nous livre une Phèdre bien surgelée…

    1. Merci Aresius de votre participation au débat critique. Les fragilité techniques que vous évoquez ne m’ont pas marquées comme vous. J’étais au rang G et je n’ai rien perdu du texte. Il y a eu deux ou trois « savonnages » (mais sur une première ces fragilités existent, elles font aussi parti du spectacle vivant, l’important est de les gommer rapidement). Sur l’embarras des mains, c’es un des problèmes du comédien : que faire de ses bras? Les gesticulation reflète souvent la difficulté du comédien à se faire confiance dans sa capacité à incarner le personnages. On paraphrase en pointant, montrant le poing etc… En fait cela parasite le spectateur. Je n’ai trouvé cette difficulté que chez le jeune interprète d’Hippolyte (à la voix assez faible parfois aussi). Quant à la partition de Raphaèle Bouchard, il ne s’agit pas de manque de maturité, il s’agit de choix interprétation assez radicaux. Je pense que son côté convulsif pourrait être plus dosé, pour être plus signifiant et pertinent quand il apparaît. Cependant je persiste dans ma vision de cette Phèdre : elle nous fait accéder à une Phèdre plus vivante, plus du côté du Réel Lacanien. J’ai vu le Phèdre de Chéreau aux Amandier. Dominique Blanc y était très éthérée et splendide, trop. Je n’avais pas compris le personnage de Thésée, joué par Pascal Grégory avec trop de classe et de distance divine. L’aspect Chronos (où père de la horde primitive pour rester dans des références analytiques) me semble plus juste quant au texte de Racine. Mais une fois de plus nous voyons cette pièce à ses premières représentations. Brigitte Jaques-Wajeman était présente dans la salle. S’agissant de spectacle vivant, rien ne dit que ce qu’elle a vu ne l’amènera pas à quelques évolutions.

  2. Phèdre monstrueuse oui. Mais Phèdre virile. On n’est pas dans l’illimité de l’amour féminin on est dans dans la volonté de possession machiste de son beau fils par cette femme délaissée et avide. Pleine de ressentiment contre sa condition. Envers d »Aricie qui elle , esclave se libère de sa condition en aimant.

    1. Merci Catherine de votre commentaire. Oui, à ce niveau, la scène où explose la haine de la reine envers sa rivale, Aricie, plutôt que l’apitoiement sur le sort de l’être aimé est jouée de manière très pertinente. Hippolyte apparaît vraiment comme un objet, un morceau de chair qu’on vient de lui enlever de la bouche. On est bien loin de la pureté de sentiment d’une femme tourmentée par l’amour qu’on nous ressasse depuis des décennies! Et d’ailleurs elle ne renonce pas non plus à avoir le pouvoir politique tout au long de la pièce.

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