Texte de Henrik Ibsen
Mise en scène Jean-François Sivadier
Jean-François Sivadier met en scène à l’Odéon un Ibsen réellement diluvien.
Un Ibsen à la fois mythologique et politiquement actuel. Une réussite Apocalyptique et révolutionnaire.
Mythologique car Stockmann est une figure proprement messianique entre Jésus, pour la passion christique qu’il subit pour s’être autoproclamé roi de la ville au nom de la vérité divinisée, et Noé, pour la prophétie d’un dégât des eaux annoncé.
L’histoire : Il n’y a pas qu’au royaume du Danemark qu’il y a quelque chose de pourri. Dans cette petite cité provinciale c’est l’eau qui est toxique, mortelle. L’eau thermale qui assure à elle seule la prospérité du corps social des natifs, et la santé des corps des curistes. Le docteur Stockmann, figure du bienfaiteur technologique du 19ème siècle, en fut le promoteur. Mais il finit par découvrir que les eaux salvatrices sont souillées par les déchets stagnant dans les marais où sont déversés les déchets de la ville. Le bien a été corrompu pour devenir un mal invisible et corrupteur. Certain que ses révélations l’élèveront au rang de salvateur, il récoltera la haine du troupeau qu’il voulait secourir.
Sivadier donne à cette pièce la puissance d’une parabole universelle. Il débute sa pièce sur un rythme bourgeois et presque compassé, mais il ne cesse de pousser progressivement les situations, les enjeux, au paroxysme. Il le fait littéralement « au fil de l’eau ». Quelque chose ne va pas avec l’eau, dès le début. La maîtresse de maison glisse répétitivement sur une flaque au sol (une fuite déjà), renverse une tasse. L’eau s’insinue, puis déborde, explose à la face des protagonistes, envahit tout. Des bombes à eau, emplie de la colère des citoyens, finissent même par éclater sur le plateau. On parle souvent en dramaturgie du concept du « Fusil de Tchekhov ». Celui-ci posait comme règle que si l’on montrait un fusil au premier acte, il devait tirer au dernier. Ici le « fusil de Tchekhov » se présente sous la forme de pistolets à eau qu’offre Hovstad le journaliste à Stockmann. L’utilisation concrète de l’eau dans une magnifique scénographie fait penser à l’utilisation des oiseaux dans le film d’Hitchcock, ou à celle de l’eau dans Dark water d’Ideho Nakata. Un moyen de figurer plastiquement et physiquement une problématique psychique, philosophique et politique. Scénographie consubstantielle au texte même d’Ibsen qu’elle spectacularise et transmet avec violence.
Politiquement actuel, car le metteur en scène nous décoche le texte d’Ibsen comme la pointe d’une flèche trempée dans le poison de l’époque. L’aveuglement face à la catastrophe annoncée du réchauffement climatique, les magouilles des puissants pour continuer à polluer et à tuer en toute respectabilité. La société des bains pourrait être Monsanto, Servier, Lactalis, UBS… Dans ce crescendo passionnel Stockmann se mue en lanceur d’alerte extatique. A l’acte quatre, il vire même à l’Alceste. Préférant perdre son combat pour en faire la preuve idéale de l’injustice, vomissant la démocratie comme expression même du populisme quand l’assemblée populaire n’est plus celle de l’agora ou du théâtre athénien, mais « la majorité compacte ». Majorité compacte qu’il récuse comme pacte des cons. Seul contre tous ? Forcené ? Au bord du terrorisme peut-être. Bien entendu dans cette immense diatribe de l’acte quatre, adressée au public en nom propre, il y a beaucoup de texte ajouté à celui d’Ibsen. Mais ce texte ne dénature pas celui de l’auteur. Il est comme un moment de rupture de canalisations chez le personnage et surtout le comédien.
Il faut parler ici de la performance inouïe de Nicolas Bouchaud. Il joue en surchauffe permanente. Inquiétant, trop allumé, comme sur un fil enflammé. Quelque chose dans le regard en trop, dans l’intensité de chaque répartie. On pense en le regardant à cette didascalie de Feydeau : « Il faut jouer scène cramée ». Bien sûr, il représente l’élan du juste, mais pas seulement. Il donne à son docteur quelque chose de mégalomane, de délirant dans le vrai. Sivadier signe cela avec ironie, le faisant se figer en scène, « Also sprach Zarathustra » de Strauss en fond musical. Nietzsche n’est pas loin, et sa critique du « dernier homme », et la folie aussi. Nicolas Bouchaud joue tout cela et beaucoup plus encore. Grandiose et ridicule, fou et lucide, homme brave et infantile. Sans lui le débordement ne serait qu’un dégât des eaux, il en fait une lame de fond.
Jean-François Sivadier réussi un « théâtre de la catastrophe », comme on parle de « film catastrophe ». Un coup de force étourdissant, violent et plein d’exaltation, d’une modernité implacable. Et drôle, terriblement drôle.
photos © Jean Louis Fernandez
De Henrik Ibsen
mise en scène Jean-François Sivadier
Avec
Sharif Andoura
Cyril Bothorel
Nicolas Bouchaud
Stephen Butel
Cyprien Colombo
Vincent Guédon
Jeanne Lepers
Agnès Sourdillon
Équipe artistique
collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit
scénographie Christian Tirole et Jean-François Sivadier
lumière Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudoin
costumes Virginie Gervaise
son Ève-Anne Joalland
accessoires Julien Le Moal
maquillage Noï Karuna
Théâtre de l’Odéon
10 mai – 15 juin
Place de l’Odéon, Paris 6e