DOM JUAN

Texte de Molière

Mise en scène et adaptation David Bobée

     David Bobée et sa troupe de comédiens nous livrent une interprétation magistrale et efficace du Dom Juan de Molière. Une interprétation au sens d’une relecture, voire d’une réforme, du Festin de pierre, qui ne peut laisser de marbre.

Comme toujours, il y a la forme et il y a le fond.

Formellement ce Dom Juan est une réussite impressionnante. David Bobée maîtrise parfaitement ses 2h40 de spectacle sans que jamais l’attention ou l’intérêt ne baisse.

     Sa scénographie, dont on parle beaucoup, s’impose dans sa beauté théâtrale et monumentale, sans jamais (gageure) écraser les comédiens et les enjeux humains qui se trament sur le plateau. Bobée part de la statue du commandeur et tisse un lien direct avec l’histoire contemporaine et le mouvement de déboulonnage (physique ou conceptuel) de figures historiques controversées.

© Arnaud Bertereau

La force poétique, l’émotion créée par le rapport volume/lumière, la puissance conceptuelle, parlent au plus profond de chaque spectateur. Sensation déjà ressentie par tous à la visite de ruines antiques : nostalgie d’une majesté passée, expérience de la vanité de toute « construction » humaine vouée à l’obsolescence et la disparition… Memento mori dit le scénographe David Bobée à un monde de valeurs anciennes.

     Le jeu des comédiens se doit d’être à la hauteur de ces statuaires, pour pouvoir les supplanter, comme la vie palpitante et mouvante doit supplanter les statues froides et mortifères de l’idéal. Les enjeux subjectifs pourraient aisément disparaître, écrasés par cette concurrence minérale. Heureusement, les comédiens ne disparaissent jamais, mais se révèlent dans cet affrontement avec le monumental. Il y faut beaucoup de présence, d’intensité et de qualité technique. Au premier rang il faut parler de Garvey Hardy Shade Moungondo Baniakina, véritable révélation de la pièce. Il convainc à tout moment par la justesse et la légèreté de son jeu. Sa compréhension profonde de Sganarelle lui confère un naturel et des nuances permanentes. C’est d’ailleurs, au final, le personnage qui reste le plus fidèle à la tradition, sans revisite.

© Arnaud Bertereau

Il vole ouvertement la vedette à Radouan Leflahi, dont le jeu trop monolithique (sans jeu de mot) peut lasser l’intérêt. Radouan Leflahi, fait bien tout ce qu’il fait, et son engagement total, en tant que comédien, émeut par sa passion de jouer. Mais, et c’est le choix du metteur en scène, son Dom Juan, joué sur une seule note et une seule intensité (la violence maladive maximale, et la pulsionnalité virile psychopathique), caricature et aplatit le rôle. Il le réduit à un Harvey Weinstein ancien régime, un minable. On peut aussi citer Catherine Dewitt, qui incarne/remplace le père, jouant à la perfection l’autorité parentale aussi imprécatoire qu’impuissante.

     Pour ce qui est du fond, la qualité essentielle du travail de Bobée est de nous présenter une pièce dialectique, un travail à questionner, et un travail qui nous questionne. Ses choix sont radicaux et s’inscrivent dans sa démarche assumée « de décolonisation de la culture », pour l’éprouver dans un affrontement avec les révolutions culturelles et sociales de l’époque : remise en question du patriarcat, de la virilité toxique, du sexisme et de la domination mortifère des femmes, des discriminations raciales, sexuelles… et économiques également. Pour qu’il y ait débat constructif, il faut pouvoir posséder les briques de savoir minimales pour mettre en perspective, analyser, argumenter historiquement, conceptuellement…

© Arnaud Bertereau

     Lire la pièce originale (sans les adaptations, changements de genre ou de personnage, de langue…), peut seul permettre un dialogue éclairé entre le texte brut et sa revisite. Combien feront cette démarche ? Sans cet effort, il n’y a pas dialogue mais remplacement. Une culture alternative, certains parlent d’ « alternative facts ». Dans un tel dialogue, on peut penser que David Bobée produit un amalgame problématique entre le personnage Dom Juan et la pièce Dom Juan. Cela risquant de postuler une unité de vue entre Molière et son personnage. Or, Molière ne fait jamais de son Dom Juan un héros, et l’empathie n’est guère possible. Il entoure Dom Juan de personnages bons et justes (fait rare dans son théâtre) qui, scène après scène, par leur noblesse d’âme font apparaître par contraste Dom Juan au pire comme mauvais, au moindre comme perdu.

Les torsions correctrices apportées par David Bobée sont donc questionnables, puisque la pertinence d’une prise de distance avec l’intention de l’auteur n’apparaît forcément si nécessaire. Par exemple, la dénonciation de la tutelle masculine et patriarcale n’est-elle pas au centre de nombreuses pièces : L’Avare, le Tartuffe, l’École des femmes, l’École des maris, Georges Dandin, le Malade imaginaire… ? Lire l’œuvre donc, car le spectateur de théâtre est un spectateur acteur, qui doit aussi produire un effort pour remettre en question le monde, comme pour se questionner lui-même.

     Débattre avec autrui me semble également indispensable après un tel spectacle. Entre spectateurs bien entendu, mais aussi avec les comédiens, le metteur en scène ! Abolir cette distance statufiante entre artiste et spectateur. David Bobée est un acharné du théâtre citoyen. Un effort encore pour être révolutionnaire ! Autant que possible, créer un espace commun, horizontal, pour ne plus consommer du théâtre (comme un vulgaire tabac), mais le coproduire, mais le partager, mais en faire un ciment humain, un remède contre l’isolement et les raidissements idéologiques.

     Ce Dom Juan est donc à voir, c’est une œuvre riche et vivifiante, qui pose plus de problèmes qu’elle n’invite à la paresse ! Une œuvre nécessaire donc.

Texte de Molière

Mise en scène et adaptation David Bobée

Avec : Radouan Leflahi, Shade Hardy Garvey Mougondo, Nadège Cathelineau, Nine d’Urso, Orlande Zola, Grégori Miège, Catherine Dewitt, Xiao Yi Liu, Jin Xuan Mao

Scénographie : David Bobée et Léa Jezéquel

Lumière : Stéphane Babi Aubert

Musique : Jean-Noël Françoise

Costumes : Alexandra Charles

Construction décor : les ateliers du théâtre du Nord

(vu le 20 avril à la MAC Créteil)

Tournée
les 2 et 3 février 2023 au Tandem Scène Nationale, Arras – Douai (59)
les 8 et 9 février 2023 à L’Equinoxe Scène Nationale, Châteauroux (36)
du 15 au 17 février 2023 à Points Communs, Scène Nationale Cergy-Pontoise (95)
les 2 et 3 mars 2023 aux Scènes du Golfe, Vannes (56)
les 9 et 10 mars 2023 au Théâtre des Salins, Scène Nationale de Martigues (13)
les 16 et 17 mars 2023 à la Scène Nationale Carré-Colonnes, Saint-Médard en Jalles (33)
les 23 et 24 mars 2023 à L’Avant-Seine, Colombes (92)
du 30 mars au 2 avril 2023 à La Villette, Paris (75)
les 6 et 7 avril 2023 au Phénix, Scène Nationale de Valenciennes (59)
les 14 et 15 avril au Carré, Sainte-Maxime (83)
du 19 au 21 avril 2023 à la Maison des arts de Créteil (94)
du 25 et 28 avril 2023 à La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène Nationale (63)
les 4 et 5 mai 2023 à La Filature, Scène Nationale, Mulhouse (68)
les 7 et 8 juin 2023 – La Coursive, Scène Nationale de la Rochelle (17)

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