Une adaptation de Pierre Tré-Hardy
Mise en scène Nicolas Pagnol
Côté cour, Jules Muraire, dit Raimu, l’homme de Toulon, marseillais truculent et tonitruant dans l’âme, joué par un Fred Achard plus vrai que nature.
Côté jardin, Marcel Pagnol, l’homme d’Aubagne, le pays des santons, plus discret et posé mais pas moins éclatant et interprété avec fièvre par Christian Guérin.
Le lieu, deux bureaux à l’ancienne surmontés de deux panneaux de décor graffés de l’écriture de l’un et de l’autre. L’ensemble formant le symbole de ces authentiques échanges épistolaires entre deux monstres sacrés de la scène et du grand écran.
Le match va commencer. Le spectateur connait les combattants et il sait que dans le milieu cinématographique balbutiant du cinéma français parlant, à l’orée des années 30, les égos sont ciselés et tendus comme jamais. Pourtant, ce n’est pas animé d’un esprit de joute que le jeune Marcel Pagnol vient, un jour de 1929, timidement frapper à la porte de la loge du comédien déjà consacré sur les planches. Admiratif, il vient de voir sur scène un artiste qu’il apprécie tant qu’il veut lui offrir un premier rôle dans sa nouvelle pièce, Marius. Pour Raimu, cet inconnu, culotté, lui apparait d’abord comme prétentieux. Peu enclin à le suivre, il accepte finalement de lire le texte, puis de le jouer mais, à la condition qu’il obtienne non pas le rôle principal de Panisse mais celui du tenancier du mythique bar de la Marine, César et, ce pour une raison plutôt saugrenue : « Je veux être le propriétaire du bar. Ce n’est pas monsieur Raimu qui va rendre visite à monsieur Charpin (qui jouera Panisse) mais c’est monsieur Charpin qui doit venir chez monsieur Raimu ! ». Au premier abord, un peu dérouté, Pagnol finira par accepter. Cette première prise de contact sous le signe du respect et du conflit sera récurrente dans leur relation.
Le spectacle, adapté d’authentiques lettres par le dramaturge Pierre Tré-Hardy, tente d’approcher la relation complexe et peu connue du public qu’entretiendront toute leur existence ces deux immenses artistes, désormais enracinés dans le patrimoine et le cœur des français. Guidé par un narrateur (excellent Gilles Azzopardi), jouant le rôle de Charley, le secrétaire, le spectateur peut suivre avec enthousiasme les fâcheries, engueulades et grands moments de fraternité entre Jules et Marcel.
Bien sûr, le thème central de cette pièce est le cinéma, Raimu étant enregistré sur pellicule pour l’éternité. Et pourtant, le pari était loin d’être gagné, entre un Marcel, amoureux fervent du cinéma américain, et un Jules qui rejette cette attraction de fête foraine : « Mon cher Marcel, ton cinéma parlant, c’est une galéjade ! ».
En réponse, Pagnol clamera qu’avec le cinéma son œuvre peut s’adresser à tous, qu’il veut faire rire tout le monde, faire oublier la fatigue aux ouvriers, le mal de dos aux employés de bureau, la misère et la mort à tout à chacun.
Le spectacle, mis en scène par Nicolas Pagnol (petit-fils du grand Marcel), fait oublier le principe de la correspondance, forme toujours casse-gueule au théâtre, et fourmille d’anecdotes savoureuses et méconnues sans jamais marquer un signe d’essoufflement.
C’est par exemple, cette ruse de l’auteur pour faire jouer Raimu dans César, le dernier volet de la trilogie marseillaise. Afin de contrer son exigence d’un cachet plus élevé, il lui fait croire que son personnage meure à la première page (alors qu’il s’agit de Panisse). Comme l’explique le narrateur : « Marcel, menteur de charme, savait toujours trouver le mot juste pour rétablir la vérité ».
C’est aussi Jules, vexé, qui, alors en froid avec Marcel, lui conteste le choix du comédien Marcel Maupi pour interpréter le rôle éponyme dans « La femme du boulanger ». C’est Maupi qui soufflera à Pagnol que Raimu est le meilleur acteur pour le rôle. Il est vrai que Jules est un emmerdeur patenté qui veut aussi pousser Marcel à refuser Robert Vattier dans le rôle du curé « Tout le monde va rire dès qu’il apparaitra sur l’écran ! ». Bien entendu, Marcel ne cèdera pas tout en offrant le rôle du boulanger à Jules.
Car, oui, comment l’un pourrait-il travailler sans l’autre ? Ils sont comme des frères, chamailleurs et vachards, mais surtout complémentaires dans la création. « Monsieur Raimu est un génie ! » écrira Pagnol. Et Jules conservera et encadrera soigneusement ce petit mot découpé, qu’il brandira à chaque fois que Marcel osera le contredire.
Cette admiration réciproque souffrira à peine de la collaboration entre Marcel et l’autre grand comédien marseillais, Fernandel, avec qui il tourne « Regain » et « Le Schpountz » à la suite, ce qui lui vaut les moqueries de Raimu : « Son mauvais, comédiens mauvais, Orane Demazis arrive même à loucher ! ». Fernandel et Raimu ont toujours été rivaux mais avec un grand respect l’un envers l’autre. D’ailleurs, Pagnol n’hésitera pas à les réunir dans « La fille du puisatier ».
En 1943, c’est la consécration pour Jules mais aussi la rupture artistique avec Marcel. Raimu entre comme pensionnaire à la Comédie Française et en devient sociétaire l’année suivante. Mais sa joie sera de courte durée car après deux comédies de Molière dans lesquelles il tient le rôle-titre, Jules ne se verra confier que des rôles indignes de son talent, lui qu’Orson Welles considérait comme le plus grand acteur du monde. Pagnol, caustique, lui écrira : « Tu as choisi de mourir sur scène, à la Comédie Française ».
La comédie et la tragédie étant intimement liées, le spectateur sera au bout du parcours saisi par l’émotion à l’annonce de la mort de Jules et de l’éloge funèbre de Marcel : « On ne peut faire un discours sur la tombe d’un père, d’un frère ou d’un fils, et tu étais les trois à la fois ».
C’est sans doute le plus bel hommage que l’on puisse rendre à ces deux grands artistes dont les œuvres vivront dans les mémoires pour l’éternité.
Mise en scène :
Nicolas Pagnol
Adaptation :
Pierre Tré-Hardy
Distribution :
Frédéric Achard
Christian Guérin
Gilles Azzopardi ou Pierre Mériot
Création lumière :
Jean-Yves Scour
Régie technique :
Fabienne Colombet
Production :
Compagnie Dans la cour des Grands
http://www.danslacourdesgrands.fr/
Théâtre du petit chien
76 Rue Guillaume Puy, 84000 Avignon
Vu dans le cadre du Festival Off d’Avignon du 5 au 28 juillet 2019