LA CERISAIE d’Anton Tchekhov
Mise en scène Clément Hervieu-Léger
Peu de pièces de Tchekhov auront été autant jouées que La Cerisaie depuis sa création en 1904 ; et supportées des éclairages, des commentaires aussi contradictoires. Pièce-testament (Tchekhov meurt l’année même de la parution de la pièce), La Cerisaie referme doucement une porte sur un monde agonisant, tandis qu’une autre s’entrouvre, par où pénètre, comme par effraction, l’aube d’une ère nouvelle. Aube ou crépuscule ? Tchekhov ne tranche rien. Il esquisse le neuf et peint l’ancien, le passé comme l’avenir, avec des couleurs indécises, fluctuantes. Ses personnages ont l’allure de fantômes, d’ombres blanches, de marionnettes aux fils brisés. La Cerisaie, c’est d’abord la fin d’un monde, celui d’une élite sociale oisive, ce qui est appuyé par de nombreuses évocations des spectres du passé (le fils mort, les ancêtres glorieux ou lamentables). C’est aussi la blessure jamais refermée du monde de l’enfance (la chambre d’enfants, la voix d’enfant de Gaev, les sucreries…). Surtout, c’est le lieu des rendez-vous manqués et de l’impossibilité de communiquer : on manque deux trains, on organise le bal au mauvais moment, les histoires d’amours sont des ratages complets, chacun courant après un être qui en regarde un autre (motif récurrent chez Tchekhov). Et tous ces gens parlent sans s’écouter. Souvent les répliques d’un personnage retombent dans le vide, tandis que l’interlocuteur parle pour lui-même. Le ridicule fait pleurer, le triste fait sourire. La Cerisaie est le lieu d’un perpétuel décalage… Un ratage. Firs clos la pièce par un nouveau « bon à rien ! » qui caractérise tout ceux de la Cerisaie, à l’exception de ceux de la race des Lopakhine, les faiseurs, les constructeurs. Ou plutôt les déconstructeurs, puisque Tchekhov voulait que la vraie dernière réplique fut celle des coups sourds de la hache abattant les cerisiers infertiles.
Juste quelques semaines avant sa mort, en juillet 1904, l’auteur se plaignait encore du traitement scénique réservé à sa Cerisaie : « Pourquoi, sur les affiches et dans les réclames des journaux, ma pièce est-elle obstinément appelée drame » ? Sur la nature de La Cerisaie, Stanislavski, qui avait signé la création de la pièce au théâtre d’Art de Moscou en janvier 1904, n’était en effet pas du même avis que Tchekhov. Leur correspondance en témoigne. Stanislavski, au début des répétitions: « Ce n’est pas une comédie, pas une farce, comme vous me l’écriviez, c’est une tragédie (…). » Une tragédie ? Sans morts autres que quelques arbres ?
Plus de vingt ans après l’entrée au répertoire due à Alain Françon (1998), Clément Hervieux-Léger reprend la même traduction de Françoise Morvan et André Markowicz. Il ne tranche pas la question – tragédie ou comédie – mais navigue entre deux eaux, délibérément. Sa mise en scène est équivoque, comme la pièce elle-même. Le ridicule fait pleurer, le triste fait sourire. Décalage…
Ce refus de choisir empêche tout manichéisme. En deçà du bien et du mal, le metteur en scène met l’accent sur l’humanité laborieuse des personnages qui ne font au mieux qu’essayer de se dépêtrer du destin. Le décor choisi marque par sa massivité d’enclos, la répétition des tableaux et photos d’un temps glorieux révolu, ce poids dont il faut s’alléger. Même la nature n’est plus qu’une toile peinte pesante suspendue à un cadre, un bout de musée stérile. Une fois la maison vendue Lioubov exprimera cet allégement, la possibilité enfin de pouvoir respirer.
Lioubov est incarnée magistralement par Florence Viala dont la frivolité apparente n’est que le refuge dérisoire contre le désespoir. La comédienne montre à nouveau qu’elle est, et sans doute depuis plusieurs années, la plus belle expression du jeu à la Comédie-Française. Elle est poignante et son deuil impossible est présent dans le moindre de ses mots, de ses silences ou sourires. Elle est à elle toute seule La Cerisaie. Quant à Loïc Corbery, son jeu, inséparable dans son parcours de comédien d’une certaine forme de romantisme blessé et élégant, donne au personnage de Lopakhine une fragilité inattendue. Thierry Hancisse donnait précédemment une partition tout aussi blessée, mais avec une tonalité de violence bien plus accentuée. Chez les femmes, on retrouve avec plaisir Anna Cervinka (Douniacha) toujours aussi intelligente dans ses interprétations, mais aussi la très étonnante Rebecca Marder. Celle-ci incarne Ania, la jeune fille qui rentre de Paris avec sa mère, en tout point comme l’imaginait Tchekhov: « Jeune et toute fine, avant tout une enfant, ne connaissant rien de la vie et ne pleurant jamais (…), le ton joyeux et vivant. »
© Christophe Raynaud de Lage
Les comédiens forment un tout harmonieux autour du projet et de la vision très respectueuse du metteur en scène. La Cerisaie est une pièce de troupe, parfaitement adaptée à la Comédie-Française. Par une mise en abyme, elle bénéficie des histoires et des liens entre les comédiens, comme entre chaque comédien et la pièce (Florence Viala n’était-elle pas en 1998 la gouvernante de la Cerisaie avant d’en être la reine déchue ?). Il est beau et troublant de se dire que la Comédie-Française est aussi une Cerisaie. Où chacun a été mais ne sera peut-être plus, où la place des uns sera bientôt la place des autres, où l’on se désire et s’envie. Un endroit où l’on fuit la réalité avant qu’elle ne vous rattrape à coup de hache.
LA CERISAIE d’Anton Tchekhov
Mise en scène Clément Hervieu-Léger
Avec :
Michel Favory Firs, laquais, vieillard
Véronique Vella* Charlotta Ivanovna, gouvernante
Éric Génovèse Gaev, Leonid Andreevitch, frère de Lioubov
Florence Viala Lioubov Andreevna Ranevskaïa, propriétaire terrienne
Julie Sicard* Charlotta Ivanovna, gouvernante
Loïc Corbery Lopakhine, Iermolaï Alexeevitch, marchand
Nicolas Lormeau SimeonovPichtchik,
Boris Borissovitch, propriétaire terrien
Adeline d’Hermy Varia, fille adoptive de Lioubov
Jérémy Lopez Trofimov, Piotr Sergueevitch, étudiant
Sébastien Pouderoux Epikhodov, Semione Panteleevitch, employé
Anna Cervinka Douniacha, bonne
Rebecca Marder Ania, fille de Lioubov
Julien Frison Iacha, jeune laquais
Traduction André Markowicz et Françoise Morvan
Scénographie Aurélie Maestre
Costumes Caroline de Vivaise
Lumière Bertrand Couderc
Musique originale Pascal Sangla
Salle Richelieu Place Colette Paris 1er
Du 13 novembre 2021> 6 février 2022
Durée estimée 2h20 sans entracte
Réservations 01 44 58 15 15
www.comedie-francaise.fr