LE FAISEUR DE THEATRE

De Thomas Bernhard

Mise en scène Christophe Perton

« Quoi ? Ici ? Dans cette atmosphère confinée ? »

Telle est la question par laquelle Bruscon introduit la pièce. C’est son «  To be, or not to be ? » à lui. La comparaison peut sembler incongrue, mais s’agissant de Bruscon : dramaturge se situant lui même comme un égal de Shakespeare (entre autres), et comme le « plus grand comédien de tous les temps », elle s’impose. Il va, peut être, « faire » sa grande comédie « La Roue de l’histoire », mais où ? Comment ? Et avec qui ?

Le Faiseur de théâtre est une grande pièce classique sur la faisabilité du théâtre, dans un monde où toutes les conditions sont rassemblées, pour qu’il n’ait pas lieu. L’idéal le plus haut empêché, sans cesse, par les conditions matérielles les plus triviales et vulgaires. Il faut peut être avoir vécu ces moments, en tant que comédien, metteur en scène, pour s’identifier totalement au propos. Régisseur peu concerné, poussière qui sèche la gorge et nourrit l’hypocondrie pharyngique du comédien, acteur qui se casse le bras la veille de la première… c’est tout cet envers de la création artistique qui passionne Bernhard et qu’il donne, étrangement, en spectacle.

C’est peu de dire que la mise en scène de Christophe Perton, et le jeu d’André Marcon, sont parfaitement coalescents avec l’œuvre de Thomas Bernhard. Dans la forme, et dans le fond, ils en offrent la meilleure, la plus intelligente, et résonnante, interprétation possible.

Le décor est une reproduction en miroir de la salle du Déjazet. Dispositif qui crée d’emblée un sentiment d’inquiétante étrangeté. Les comédiens sont-ils notre reflet, ou l’inverse ? Existent-ils, ou ne sont-ils que des projections mentales, un songe éveillé, d’avant la représentation ? Un de ces rêves d’empêchement, où le désir n’est jamais satisfait. La dimension fantastique, et mentale, de cette pièce est rarement comprise. Christophe Perton semble lui dans une réelle intimité avec l’intention de l’auteur. Son plateau est un lieu lesté par les contingences physiques, les obstacles matériels à la représentation, mais il est aussi un espace purement conceptuel.

De même, le jeu d’André Marcon est un bloc de contradictions. Quelle raffinement dans le dire, quel souffle dans la litanie, quelle mise à nue des mots ! Et d’un autre côté une vulgarité dans la voix traînante et graissailleuse, la pesanteur atrabilaire, le corps viscéral d’un homme qui n’a de véritable existence qu’au moment d’ingurgiter bruyamment son « bouillon à l’omelette ». Il incarne magiquement Bruscon, rendant impossible de savoir jamais si ce type est une brute infatuée et bêtement mégalomane, ou un génie total rendu misanthrope par l’inefficience du monde à permettre l’avènement de son art.

Bruscon dit au début de la pièce : « L’essence d’une chose se trouve dans le contraire de cette chose. » Cet aphorisme de Bruscon/Bernhard, est une clé de compréhension de toute la pièce. Aimer le théâtre c’est le haïr . Représenter la vie sur scène, c’est être mort au monde.

Sans que l’on comprenne vraiment comment ils y parviennent, les faiseurs de théâtre que sont Marcon et Perton rendent tangible et troublante cette condamnation à mort de l’homme pour advenir artiste. Ce qui fut, comme Proust avant lui, le trajet même de Bernhard, malade chronique. Marcon frappe compulsivement les planches, de peur qu’elles ne soient pourries, fait nettoyer la poussière qui envahit tout, peste contre ce velours rouge qu’on lui a imposé. Il fait exister le confinement, « la réclusion », du comédien à l’intérieur des quatre planches capitonnées d’un cercueil. Et la question, systématique, qu’il pose partout où il joue : «  Comment est le cimetière ici ? Détrempé ? », ne peut être de hasard. Et d’ailleurs, sont elles bien vivantes, ces silhouettes qui s’agitent sur le plateau ? Ne sont-elles pas déjà mortes, enfermées en un huis-clos sartrien, où rien n’arrivera jamais. Si ce n’est en son contraire ; puisque on arrive jamais à « faire » du théâtre, et que c’est cela le théâtre. « La représentation ne pourra avoir lieu que si le pompier accepte l’extinction totale des groupes de secours ». Un théâtre sans espoir, sans issue de secours, sinon rien.

Cette confrontation au vide est ici magistrale. Ce ratage est ici un spectacle unique, qui résonne longtemps en nous.

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Photos Fabien Cavacas

De Thomas Bernhard

Mise en scène Christophe Perton

Avec :

Bruscon, faiseur de théâtre, André MARCON

Madame Bruscon, faiseuse de théâtre, Barbara CREUTZ

Ferruccio, leur fils, Jules PELISSIER

Leur fille, Agathe L’HUILLIER

L’Hôtelier, Éric CARUSO

Texte français Édith DARNAUD

Scénographie Christophe PERTON & Barbara CREUTZ

Création son Emmanuel JESSUA

Création costumes Barbara CREUTZ

THÉÂTRE DEJAZET

41 Bd du Temple Paris

DU 14 jANVIER AU 9 MARS 2019

Du lundi au samedi à 20H30

Informations réservations

www.dejazet.com

En tournée :

12 Mars 2019 à la Maison des Arts du Léman,

Thonon-les-Bains

15 Mars 2019 au Liberté, Toulon

Du 9 au 13 Avril 2019 au Théâtre des Célestins, Lyon

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