De Pierre Corneille
Mise en scène: Pierre Corneille
Chimène aime Rodrigue qui partage son feu. Le doux choix de leurs pères va les unir tous deux. Son père est, lui, promis à un insigne honneur, car par le Roi nommé du prince précepteur. Le Comte est bafoué par le choix de son Roi, qui élit Don Diègue, le frustre de son droit. Puis dans un duel inégal lave cet affront, en souffletant par rage du vieil homme le front. Rodrigue venge son père, tue le père de Chimène. Elle lui dit son amour, et elle lui dit sa haine. Haine du criminel, passion pour l’homme qu’elle aime. Ne renonçant à l’un, ni à l’autre, son dilemme précipite Castille vers les plus grands périls, à l’heure même où les maures assiègent la ville…
Le Cid de Corneille est une entreprise sanglante, une opération à cœurs ouverts. « Cœur » à entendre au pluriel, tant l’auteur faire battre, et se battre entre eux, tous les sens du terme. Bien sûr la vigueur virile, la mâle assurance. Le courage, père et fils de l’honneur. « Rodrigue as-tu du cœur ? » Mais aussi l’amour, celui qui fait battre la chamade. La passion qui met à bas toutes les lois, par une féminine déraison. Le « cœur » réel ensuite, la vie elle-même qui donne son étymologie au mot « viande ». L’organe physiologique donc, celui dont William Harvey a exposé le système circulatoire en 1628 dans son « Exercice Anatomique sur le Mouvement du Cœur et du Sang chez les Animaux ». Systole, diastole, arythmie, emballement, le cœur est comme disséqué vivant sur le plateau. Le mot « sang » revient si souvent qu’il en semble recouvrir tout : sang du père encore chaud sur l’épée de Rodrigue, sang des parents qui coule dans les veines des enfants, les enchaînant à leur lignée, sang des ennemis versé par flots pour laver celui du Comte… Et enfin le « cœur » en tant que centre politique vital de l’Espagne, incarné par Ferdinand son roi. Ces quatre cœurs, dissociés dès la troisième scène, et jusqu’à la scène conclusive, se livrent une guerre incivile, suicidaire et enflammée.
Yves Beaunesne, à mon sens plus que Gérard Desarthe et Brigitte Jacques avant lui, a compris cela et le met en scène avec une rigueur formelle incontestable et implacable, et livre une composition qui fera date par sa rare intelligence.
Cette dissociation cardiaque il la met en tension de plusieurs manières. Son utilisation de la musique est magistrale. Certains comédiens sont également instrumentistes et chanteurs. On entend, tout d’abord sans les voir, les interprètes. telle bribe de morceau, tel passage d’une sorte de lamento chanté. Venant de cour, de jardin ? D’abord lointains et morcelés. Progressivement, ils apparaissent en scène, puis se retrouvent tous rassemblés – en un magnifique Chœur final! – quand le temps arrive de suturer les cœurs ouverts. On doit à Camille Rocailleux cette partition originale étrange, matinée de baroque à la Monteverdi et de sonorités mauresques. Avec au centre la pulsation sourde d’une grosse caisse, cœur battant qui met en ordre et ordonne. Instrument de la puissance royale, seule capable de résoudre les dissonances. Le Roi est le cœur de l’état. Corneille et Beaunesne l’instaure aussi centre vital et décisionnaire de l’intrigue. C’est lui qui résout le dilemme infini de Chimène. Pour cela il se fera, comme Hamlet, metteur en scène de deux saynètes comiques afin d’abuser l’héroïne et de révéler au grand jour son amour. Car si la tragédie finit en comédie c’est par son art, et à son profit. Y. Beaunesne a choisi le parti pris d’un roi politiquement et donc physiquement faible, d’une vigueur de tétraplégique, sans émotions, et pas plus de sens de l’honneur. Sa puissance affaiblie par la fougue sanguine et fière du Comte se vivifiera à la source de celle, disciplinée, d’un Rodrigue pécheur repentant. Beaunesne met en valeur le vampirisme cynique de Ferdinand en un portrait peu flatteur. Mais ce vampirisme, il l’exprime aussi, avec d’autres motivations, du côté des pères, sacrifiant leur descendance à leur honneur vaniteux. Cette tutelle dévorante des anciens, se retrouve dans le jeu, comme une mise en abîme. Les trois figures paternelles, et les comédiens qui les jouent asphyxient leurs suivants. Jean Claude Drouot (Don Diègue), Eric Challier (le Comte), et Julien Roy (le Roy), sont bien trois Chronos dévorant leurs enfants. Drouot semble toujours comme pétrifié de marbre, tel un buste de Hugo par Rodin. Buté vieillard, spectre tonitruant qui écrase par sa voix là où son bras failli. Sa densité représente l’honneur comme un monolithe terrible et aveugle. Challier, animal farouche, déambule comme la sanguinité qui se serait faîte boucher même. Sa vigueur de cœur n’est qu’excès de colère, débordement dangereux pour sa fille comme pour son souverain. Le comédien ne rayonne pas, il brûle. Roy joue lui à la perfection, et avec des ruptures virtuoses, une intelligence machiavélique dans un corps impotent. Il comprend tout, n’est dupe de rien. Il fait l’enfant, le vieillard. Son cynisme politique est total, est totalement interprété. Il unit les deux jeunes éperdus, mais utilise leur union exsangue comme matière vive pour suturer les plaies du royaume. Ils ne sont plus que « le prix à payer ». Le mot « Roi » est finalement le dernier mot de la pièce, à la fois sceau et cicatrice.
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crédit photo : Delahaye
De Pierre Corneille
Mise en scène, Yves Beaunesne
dramaturgie, Marion Bernède
scénographie, Damien Caille-Perret
lumières, Marie-Christine Soma
création musicale, Camille Rocailleux
costumes, Jean-Daniel Vuillermoz
maquillages, Catherine Saint-Sever
Avec
Eric Challier Le Comte
Thomas Condemine Don Rodrigue
Jean-Claude Drouot Don Diègue
Eva Hernandez Léonor, gouvernante
Antoine Laudet Don Sanche
Fabienne Lucchetti Elvire, gouvernante
Maximin Marchand Don Arias
Julien Roy Le Roi Ferdinand
Marine Sylf l’Infante d’Espagne
Zoé Schellenberg Chimène
Du 8 avril au 14 avril à La Manufature des Œillets, Théâtre des quartiers d’Ivry, Ivry-sur-Seine (94).
Le 16 mai au Théâtre du Blanc-Mesnil (93)
Le 26 mai au Théâtre de Chartres (28)
Du 30 mai au 2 juin au Théâtre Montensier de Versailles (78)