La Séparation de Claude Simon, mise en scène par Alain Françon.
Il est des soirs où le Théâtre des Bouffes Parisiens, temple naguère voué à l’euphorie légère, se mue en chambre d’écho pour les grandes phrases du malheur conjugal. Lorsque l’unique pièce de Claude Simon, ce Prix Nobel dont la langue déploie des tentures d’écriture dignes d’un Vermeer du verbe, est ressuscitée par le ciseau minimaliste et pourtant si précis d’Alain Françon, il ne s’agit plus de simple représentation. C’est une séance d’autopsie menée au cordeau, une dissection où le scalpel du metteur en scène révèle la magnificence crue des organes défaillants.
La scénographie, ce murmure de l’Indistinct.
Françon a choisi l’épure – et c’est bien le moins que l’on puisse exiger devant un tel monstre littéraire. La scénographie de Jacques Gabel est un chef-d’œuvre de laconisme : deux cabinets de toilette, adossés, séparés par une mince cloison. Un mur, c’est cela, la Séparation simonienne : une frontière poreuse, un simulacre d’intimité préservée où les murmures de la déroute d’un couple viennent irriguer, tel un poison lent, la décomposition de l’autre.
Le plateau est coupé en deux, mais l’écriture de Simon, elle, se refuse à la césure, voire à la ponctuation. Ses phrases, des serpentins d’émotion et de description, passent le mur sans un bruit de verre brisé, charriant les relents d’une vie familiale où les poires pourrissent au jardin et les silences pèsent le poids des guerres lointaines. Le drame n’est pas dans l’action, mais dans la dérive, dans l’écart inéluctable entre les êtres. Dans cette façon qu’ont les mots de se heurter les uns aux autres pour former un magma de sensations aigres-douces.

Le Dédoublement des dames : Hiegel et Drucker, l’écartèlement du dire
C’est là, dans cette topographie du marasme, que s’épanouit le duel – ou plutôt le dialogue – entre les deux figures féminines majeures : Sabine, la mère, et Louise, la bru.
D’un côté, Catherine Hiegel, titan de la scène, est tout simplement prodigieuse. Elle joue Sabine, ce personnage extravagant, cette femme au bord de l’hystérie contenue, dont l’éloquence oscille entre le lyrisme le plus désarmé et la trivialité la plus roturière. Hiegel sculpte le texte de Simon. Elle le malaxe, elle l’emporte dans des tourbillons d’une tragicomédie démente, faisant du rôle un « boulevard de l’âme » où l’on rit parfois, mais toujours jaune, de sa détresse. Son art de la bascule est total : de la plainte la plus noble à l’invective la plus charretière. Devant elle, le spectateur n’est plus un simple voyeur, mais l’otage consentant d’un naufrage magnifique. On comprendrait mal que ce rôle ne lui offre pas un Molière.
De l’autre, Léa Drucker, dans le rôle de Louise, campe un contrepoint glacé. Son personnage est celui de la rupture imminente, d’une jeunesse qui voudrait encore croire à l’échappatoire. Là où Hiegel est tout en emportement et en matière, Drucker choisit une voix blanche, absente déjà, qui peine parfois à s’imposer face à l’exubérance de sa belle-mère. Si l’on peut y regretter une certaine terneur, c’est peut-être qu’elle embrasse avec trop de fidélité la tonalité du Nouveau Roman qui irrigue Simon. Elle incarne la Séparation elle-même, celle qui est décidée, déjà écrite, et qui n’attend plus que d’être signée du silence. La séparation d’avec sa propre parole. Lacan disait : l’humain est un « parlêtre », c’est à dire qu’il est parlé par le langage et non l’inverse. L’une est une coulée de lave, l’autre, une stalactite : l’opposition est brutale, mais elle est le moteur même de la mise en scène.

La Langue, ce ruisseau inextinguible.
Ce que Françon réussit de manière éblouissante, c’est à faire entendre la densité inouïe de la langue de Simon. Ce n’est pas du théâtre « parlé », c’est du théâtre « dit «, comme on dit la messe litanique d’une vie. Les mots pèsent leur poids d’étoffe. Ils s’étirent, s’enroulent, décrivent les reflets dans le miroir, sentent l’odeur du cigare, la mort invisible de la tante qui plane au dessus des médiocrités. Le texte est un fleuve où l’on se perd, moins bateau ivre que feuille emportée par le courant.
Cette pièce, jadis critiquée comme « injouable » ou trop « écrite», trouve sous la direction d’Alain Françon sa vérité sombre : celle d’une tragi-comédie de l’enfermement, où le couple est un huis clos à quatre, puis à deux, avant de se réduire à la solitude. La Séparation n’est pas seulement le thème, elle est la forme. C’est la cloison sur scène, le dialogue de sourds, le fossé entre les générations, et, finalement, l’abîme insondable entre l’être et le dire.
On ressort de cette représentation non pas allégé, mais alourdi d’une connaissance intime des mécanismes de l’échec. Pas si loin de Tchekhov. Son fusil étant plus trivialement remplacé ici par une valise sur une étagère, ou une flasque d’alcool sur une coiffeuse. On a assisté à une résurrection – celle d’un texte, mais aussi celle d’un certain Théâtre, exigeant, qui refuse la facilité du bavardage pour plonger dans l’obstination du style.
De Claude Simon
Mise en scène Alain Françon
Avec Léa Drucker, Catherine Hiegel, Catherine Ferran, Pierre-François Garel et Alain Libolt
Assistante mise en scène Franziska Baur
Décor Jacques Gabel
Lumières Jean-Pascal Pracht
Maquillages coiffures Cécile Kretschmar
Costumes Pétronille Salomé
Chorégraphe Cécile Bon
Musique Marie-Jeanne Séréro
Accessoires Stéphane Bardin
Du mercredi au vendredi 20h. Samedi 20h30. Dimanche 16h.
Tarifs : De 13€ à 46€
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