La Folle journée ou Le Mariage de Figaro

Signé Figaro !

Texte Beaumarchais
Mise en scène Léna Bréban 

Un vent révolutionnaire, souffle avec une vigueur contemporaine sur les planches du Théâtre de la Scala à Paris. « La Folle Journée », ce n’est pas seulement le prétitre d’une œuvre majeure, c’est aussi l’essence même de sa réincarnation par la troupe de Léna Bréban, avec un Philippe Torreton incarnant un Figaro d’une densité saisissante.

Léna Bréban n’a pas cherché à travestir Beaumarchais. Elle a fait bien mieux : elle a su en faire entendre la modernité, l’acuité d’une critique sociale et féministe dont les échos résonnent encore avec une troublante actualité. Il est toujours bon de se souvenir que les causes, dont nous pensons être les fiers pionniers, ont été initiés par d’autres, des éclaireurs, bien avant nous. Ils nous ont illuminé le chemin, et nous ne faisons que le suivre. Pour revenir à la matière théâtrale : La mise en scène, à la fois épurée et inventive, concentre l’attention sur deux axes essentiels : le texte et l’énergie.

Ce choix est d’une intelligence rare, car il permet de laisser éclater la fulgurance d’un dialogue ciselé, le verbe acéré, et la profondeur des idées du sieur Caron de Beaumarchais, sans en faire une tribune triste. La folie, l’amour, l’injustice, la liberté… tout y est, sans jamais verser dans la lourdeur didactique. C’est une leçon d’humilité pour ceux qui pensent que le théâtre a besoin d’artifices ou d’un surlignage pédagogique pour toucher l’âme et l’intelligence du spectateur. La vivacité spirituelle, et toujours frondeuse de Beaumarchais/Figaro, est inséparable du mouvement opposé à la rigidité des pouvoirs en place. L’esprit y est esprit de contradiction des contrats dictés par les privilèges. Dans les tribunaux, les relations de classes et de couples, les cours de justices, car toutes ces « scènes » s’entremêle dans le « Mariage ». Dans sa préface drolatique au « Barbier de Séville « l’auteur dépeignait son comédien idéal comme un danseur. Danseur surprenant, imprévisible, virevoltant et virtuose dans l’art du contrepied. Le bouillonnement permanant imprimé aux comédiens par Léna Bréban est donc bien celui que voulait Beaumarchais.

Philippe Torreton est ce danseur désiré par l’auteur, un Figaro du peuple, incandescent et vibrionnant.

Et au milieu de ce tumulte orchestré, un homme. Non, une force vive. Philippe Torreton. Il est l’âme ardente de la pièce. Son Figaro n’est pas le simple valet futé que l’on attend. Il est l’incarnation de la ruse populaire, de l’intelligence qui s’affranchit des chaînes, mais aussi d’une blessure intime. C’est un homme du peuple, révolté mais vibrant d’une humanité complexe. La puissance de son jeu n’a d’égal que la subtilité de ses silences. Chaque geste, chaque regard, chaque inflexion est d’une justesse confondante. On sent qu’il a pétri le texte, qu’il l’a fait sien jusqu’à l’os. Il est la preuve que le théâtre n’est pas une simple récitation, mais une véritable transfusion de vie. Les autres comédiens, portés par cette flamme, offrent un ensemble d’une belle cohésion, chacun trouvant sa place dans cette mécanique de précision. on aurait certes aimé plus de cohérence dans les costumes, et moins de facilités pour certains ressorts comiques ajoutés (Francis Cabrel, ou Santa Barbara), mais cela est anecdotique et ne nuit pas réellement à l’ensemble.

Le rideau est tombé, mais l’écho de la sagesse facétieuse de Figaro résonnent encore. La Folle Journée est une réussite éclatante, qui éclaire nos esprits, et nous confirme que les classiques, lorsqu’ils sont servis avec intelligence et passion, demeurent des phares pour notre époque.

Texte Beaumarchais
Mise en scène Léna Bréban 

Adaptation Léna Bréban 

Avec Philippe Torreton, Marie Vialle, Éric Bougnon en alternance avec Pascal Vannson, Grétel Delattre, Salomé Dienis Meulien, Annie Mercier, Jean-Jacques Moreau, Grégoire Œstermann, Antoine Prud’homme de La Boussinière, Jean Yves Roan
Assistante mise en scène Ambre Reynaud 
Scénographie Emmanuelle Roy 
Costumes Alice Touvet 
Lumières Denis Koransky 
Compositeur Victor Belin 
Perruque Julie Poulain  
Création sonore Victor Belin et Raphael Aucler  

https://lascala-paris.fr/programmation/le-mariage-de-figaro/

LES LIAISONS DANGEREUSES

D’après CHODERLOS DE LACLOS

Adaptation et Mise en scène d’Arnaud DENIS

Quand on ne sait pas comment dire du mal d’un spectacle totalement réussi, ne cédant pas à un pseudo avant-gardisme, d’aucuns ont cette formule qu’ils pensent lapidaire : « Oui, enfin c’est monté très classique ». Cela signifie alors que les comédiens ne parlent pas dans des micros sur pied, qu’il n’y a pas une avalanche de vidéos projetées, que le texte original n’a pas été « revisité » ni « dépoussiéré », que le metteur en scène ne prévaut pas (jusque sur l’affiche) sur l’auteur, etc. Cette formule est donc souvent pour moi la meilleure accroches publicitaire . Cela me dit : il va s’agir de théâtre et de comédiens, de texte enfin.

Alors commençons par cela. Ce spectacle est très classique ! Ce qui ne l’empêche jamais, bien au contraire, d’être créatif, mais dans la subtilité, inventif, mais dans le respect de l’œuvre traitée.

Choderlos de Laclos, auteur du siècle des Lumières, montre la décadence des milieux aristocratiques libertins à la veille de la révolution française. Le crépuscule d’un ordre oppressif et déviant.

Comment résumer les Liaisons dangereuses ? Ce roman raconte les machinations tramées par deux héros libertins, le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil. Tout au long de l’œuvre, les deux personnages, qui ont été amants dans le passé, se racontent par lettres interposées leurs exploits libertins. Le Vicomte de Valmont vit son libertinage ouvertement et se plaît à séduire puis déshonorer les femmes qu’il rencontre. La Marquise de Merteuil dissimule son libertinage en société mais a déclaré la guerre aux hommes et souhaite « venger son sexe ».

La Marquise de Merteuil, vexée d’avoir été éconduite par un de ses amants, le Comte de Gercourt qui s’apprête à épouser la jeune Cécile de Volanges, demande à Valmont de séduire et déshonorer la jeune Cécile avant son mariage. La Marquise de Merteuil promet à Valmont de s’offrir à lui en rétribution. Le Pacte est scellé…

DR Cédric Vasnier

Quand on parle des « Liaisons Dangereuses », on se souvient autant de nos classes lycéennes que du magnifique film de Stephen Frears : J. Malkovich ! G. Close ! M. Pfeiffer ! K. Reeves et U. Thurman ! Difficile de naviguer dans ce sillage prestigieux sans sombrer.

Oui, Arnaud Denis, dont on connaît la finesse et l’intelligence de mise en scène, s’attelle ici à un monument : Un immense roman épistolaire, mais aussi un très grand film. Un double défi donc. Et bien, le défi est parfaitement relevé, non sans panache. Arnaud Denis a su insuffler une vie frémissante à ces échanges épistolaires, transformant la lecture en un théâtre de l’intime, où chaque missive devient un acte en scène, chaque mot une arme. La scène, épurée décorée essentiellement de toiles en trompe l’œil, se fait le réceptacle de ces stratégies amoureuses et guerrières, où les où les mots mettent les corps et les cœurs en esclavage, où les regards s’entrecroisent, chargés de promesses fallacieuses et de désirs inavoués.

La direction d’acteurs est d’une justesse implacable. Delphine Depardieu incarne une Marquise de Merteuil à la hauteur de sa réputation sulfureuse. Son phrasé, d’une acuité cinglante, sculpte une femme d’une intelligence redoutable, dont la froideur calculatrice masque à peine une fêlure secrète. Elle est la tisseuse de cette toile mortifère, l’architecte de ces destins brisés. Merteuil est une femme devenue pure comédienne/metteuse en scène, qui vit retranchée derrière son masque. Delphine Depardieu sait autant jouer la fêlure cachée que la comédienne rouée. Il faut, quitte à parler encore de classicisme, saluer bien bas sa technique de comédie justement. Sa maîtrise de l’outil vocal est celle d’une instrumentiste, sa gestuelle celle d’une chorégraphe, son jeu de visage relève autant du mime que du théâtre baroque. Bravo et merci pour cette rare et puissante performance !

DR Cédric Vasnier

Face à elle, Valentin de Carbonnières campe un Vicomte de Valmont d’une élégance vénéneuse. Son jeu, d’une subtilité rare, rend palpable la jouissance perverse qu’il tire de ses conquêtes, mais aussi cette lassitude intrinsèque, cette mélancolie autodestructrice qui affleure sous le vernis de la désinvolture.

Les seconds rôles, loin d’être de simples faire-valoir, contribuent à l’éclat de ce tableau immoral. Ne citons pour exemple que la délicieuse Raphaëline Goupilleau en Madame Rosemonde. Ces apparitions sont attendues, et dégustées avec une gourmandise d’amoureux de théâtre. Elle apporte un contrepoint essentiel à toute la pièce par sa distance, sa vis comica. Elle donne du volume, de la chair à un personnage souvent joué plat et raisonneur. Elle mériterait à elle seul l’achat du billet !

La mise en scène d’Arnaud Denis est un véritable travail d’orfèvre. Il ne s’agit pas de « jouer » des lettres, mais de les faire « vivre », de les incarner dans la chair et l’esprit des personnages. Les jeux de lumière, tantôt froids et distanciés, tantôt enveloppants et complices, soulignent les méandres psychologiques et les changements d’alliances. La musique, discrète mais pertinente, agit comme un contrepoint émotionnel, soulignant la tragédie latente qui se noue sous les oripeaux de la bienséance.

En somme, Arnaud Denis nous offre une relecture des « Liaisons dangereuses » qui, loin de se contenter de l’esthétisme d’époque, plonge au cœur de l’âme humaine, explorant ses bassesses et ses grandeurs éphémères. C’est un spectacle intelligent, ciselé, qui laisse le spectateur à la fois fasciné et troublé, confronté à l’éternel questionnement sur la nature du désir, de la puissance et de la rédemption. Une réussite éclatante qui confirme, s’il en était besoin, le talent d’un metteur en scène qui sait donner à voir l’invisible et à entendre le froissement des âmes.

D’après CHODERLOS DE LACLOS

Adaptation et Mise en scène d’Arnaud DENIS
Distribution : Delphine DEPARDIEU, Valentin de CARBONNIERES, Salomé VILLIERS, Raphaëline Groupilleau, Alexandre de Shotten, Marjorie DUBUS et Jéremie Lutz
Collaboration artistique Georges VAURAZ

Décors Jean-Michel ADAM

Costumes David BELUGOU

Lumières Denis KORANSKY

Musique Bernard VALLERY

https://www.comediedeschampselysees.com/spectacle/61/les-liaisons-dangereuses

ŒDIPE ROI de SOPHOCLE

Texte Sophocle

MISE EN SCÈNE : Éric Lacascade

« Malheureux que je suis !» répète Œdipe écrasé par sa fatalité. Litanie me faisant revenir à l’esprit, et enfin comprendre les alexandrins que Racine mettait dans la bouche d’Antiochus dans Bérénice :       « Malheureux que je suis. Avec quelle chaleur j’ai travaillé sans cesse à mon propre malheur. Désespéré, confus, à moi-même odieux ; laissez moi, je me veux cacher même à mes yeux ».  Comprendre que dans la tragédie grecque, comme dans la vie, la fatalité n’est pas une malédiction divine, mais le mal que l’on se donne en voulant justement éviter le mal, inexorablement. Mal et diction. La fatalité c’est le fatum, venant de farir « dire, prédire » . La parole, toujours porteuse d’un sens qui nous dépasse, nous définit, et vouloir en fuir les conséquences ne fait qu’en accélérer la survenue plus sûrement encore.

Alors replongeons-nous dans les méandres du destin tragique, avec cette reprise d’Œdipe roi, le chef-d’œuvre de Sophocle, sous le regard acéré d’Éric Lacascade. On se souvient de ses précédentes incursions dans le répertoire grec, souvent marquées d’une âpreté et d’une lucidité froide. Qu’en est-il de cette nouvelle confrontation avec le mythe fondateur ?

Dès l’abord, une atmosphère lourde, presque suffocante, envahit le plateau. La scénographie, d’une austérité saisissante, évoque un espace mental autant qu’un lieu physique. Quelques éléments épars, des blocs massifs aux contours indéfinis, suggèrent la fragilité d’un pouvoir bâti sur l’ignorance. La lumière, travaillée en clair-obscur, accentue les zones d’ombre où couvent les secrets et les angoisses. On sent d’emblée qu’une machine invisible est en marche.

DR Frederic-IOVINO

La direction d’acteurs, pierre angulaire du travail de Lacascade, se révèle d’une exigence rare. Le chœur, loin de n’être qu’un simple commentateur, devient un personnage à part entière, vibrante de terreur, de moral et de pitié. Ses interventions, scandées, presque incantatoires, rappellent la dimension archaïque du texte, sa puissance tellurique, mais aussi ses retentissements actuels.

Quant à Œdipe lui-même, incarné avec une intensité douloureuse par Christophe Grégoire, dont la présence magnétique hante Thèbes, il oscille entre la fierté royale et une angoisse sourde, perceptible dès les premières scènes. On devine la faille, la béance qui va engloutir cet homme persuadé de sa clairvoyance. Sa confrontation avec Tirésias, d’une violence contenue mais électrique, est un moment de théâtre pur, où la vérité se dévoile par bribes, insidieusement.

Jocaste, figure tragique par excellence, est interprétée avec une dignité poignante. Son incrédulité face aux révélations, sa tentative désespérée de conjurer le sort, rendent sa chute d’autant plus bouleversante. On perçoit chez elle l’amour maternel et l’effroi de l’inceste, un déchirement intérieur qui la consume.

Lacascade ne cherche pas à moderniser à outrance le texte. Il en respecte la stricte beauté, la mécanique implacable. Donnant corps à la magnifique traduction de Bernard Chartreux. Pourtant, sa mise en scène n’est pas figée dans une archéologie théâtrale. Il y a une urgence, une actualité omniprésente dans cette exploration de la culpabilité, du déni et de la fragilité du pouvoir humain. C’est aussi cette définition biblique du rapport humain à la vérité qui nous revient : « Ils ont des yeux pour voir et ne voient point, des oreilles pour entendre et n’entendent point ». La question de la responsabilité individuelle face au destin , finalement embrassé dans un choix d’aveugle consentant, résonne avec une force particulière.

Certes, certains pourront trouver la proposition de Lacascade trop austère, voire dénuée d’une certaine chaleur humaine. Mais n’est-ce pas là la nature même de la tragédie grecque ? Une plongée dans les abysses de l’âme humaine, une confrontation avec ce qu’il y a de plus sombre en nous.

Le dénouement, d’une brutalité sèche, laisse le spectateur pantelant, confronté à la cécité volontaire d’un homme qui préfère se crever les yeux plutôt que de continuer à contempler l’horreur de sa propre existence. La dernière image, celle d’Œdipe errant, figure emblématique de la souffrance humaine, hante longtemps après la tombée du rideau.

En définitive, cette mise en scène d’Œdipe roi par Éric Lacascade n’est pas une promenade de santé théâtrale dans un patrimoine classique de belles ruines. C’est une expérience intense, parfois éprouvante, mais d’une profondeur et d’une intelligence rares. Elle nous rappelle la puissance intemporelle du théâtre grec, sa capacité à interroger les fondements mêmes de notre condition humaine. Une proposition qui, à n’en pas douter, suscitera le débat et marquera les esprits. On ressort de la salle avec le sentiment d’avoir assisté à quelque chose d’essentiel, une piqûre de rappel salutaire sur la fragilité de nos certitudes et la cruauté du destin. Mais aussi sur notre pulsion autodestructrice, à moins que ce ne soit l’autre nom du libre arbitre.

Le théâtre, quand il est de cette trempe, est une nécessité. Et cette production en est une éclatante démonstration.

Texte Sophocle

MISE EN SCÈNE : Éric Lacascade

AVEC : Otomo / Alexandre Alberts / Jade Crespy / Alain d’Haeyer / Christophe Grégoire / Jérôme Bidaux / Christelle Legroux / Karelle Prugnaud

COLLABORATION ARTISTIQUE : Leslie Bernard / Jérôme Bidaux / Maija Nousiainen

SCÉNOGRAPHIE : Emmanuel Clolus

LUMIÈRES : Stéphane Babi Aubert

SON : Marc Bretonnière

COSTUMES : Sandrine Rozier

RÉGIE GÉNÉRALE : Olivier Beauchet Filleau / Loïc Jouanjan

https://lascala-paris.fr/programmation/oedipe-roi/