LA TEMPETE

Pièce en cinq actes de William Shakespeare
Mise en scène Robert Carsen

Robert Carsen est connu pour ses mises en scène spectaculaires proches de l’Entertainment de Broadway. De « Singing in the rain » au « Buffalo Bill’s Wild West Show » de… Disneyland, il applique son talent à des spectacles sons et lumières (et à gros moyens).  On pouvait craindre, ou espérer,  qu’abordant la « Comédie française », il dévergonde  la vieille dame en la remaquillant aux couleurs du spectaculaire. Craintes et espérances sont ici toutes deux déçues tant il prend tout le monde à rebours. Il applique à la pièce une lecture sévère, et psychologisante, décrétant que l’histoire n’est que le fruit de l’esprit maladif de Prospero. Rien n’arriverait d’autre qu’une « tempête sous un crâne ». Métaphore (un peu simple) de la chambre d’hôpital psychiatrique et d’une boite crânienne, le plateau n’est qu’un vaste cube blanc. Prospero (Michel Vuillermoz) y apparaît dans la première scène. Allongé dans un lit d’hôpital, catatonique, puis débitant sur un ton dépressif son long monologue à sa fille (Georgia Scaliett). Le refus du merveilleux et des effets magiques est radical. Prospero n’est plus un magicien, mais un pauvre hère, imaginant sa puissance et sa vengeance. Faute de pouvoir agir sur le monde, il s’enfuit en lui-même, s’y ensevelit. Pour appuyer son propos, Carsen explique d’ailleurs  le trio Prospero, Caliban, Ariel, comme représentant le Moi, le  ça, le surmoi. Sauf qu’à viser l’épure, la déréalisation, et la démythification, il tire « La Tempête » vers le prosaïsme d’une coquille creuse. Les premières victimes en sont les comédiens, habillés soit de pyjamas blancs, soit de costumes noirs. La distribution rassemble peut être les meilleurs comédiens actuels du Français : Vuillermoz, Hancisse, Corbery, Bagdassarian, Pierre… Las, dans ce théâtre camisolé, ils semblent souvent éteints, manquant d’épaisseur, tels les ombres géantes qu’ils projettent sur les parois pâles. Bien sûr même en cage des fauves restent beaux. Corbery  (Ferdinand) parvient à tracer un personnage d’une grande pureté juvénile, dans un beau duo avec Georgia Scaliett (Miranda), bien sûr Prospero respire parfois un peu de transcendance  (belle tirade finale), bien sûr Hervé Pierre nous emplit de bonheur jubilatoire dans sa composition d’un Trinculo clochard enfantin, céleste et aviné. Mais quels regrets surtout. Si Prospero transforme le normal en merveilleux, Carsen (comme son antithèse) fait tout l’inverse. Faire une analogie entre le metteur en scène et Prospero est d’ailleurs une piste de compréhension de l’œuvre. Dernière pièce  de William Shakespeare, « La Tempête » peut être considérée comme son testament dramaturgique. Il a presque toujours exposé les drames de la verticalité : quels malheurs surviennent quand l’ordre naturel, la hiérarchie Dieu-roi-pères-enfants, est brisée ? Quand un homme renie les lois divines de la transmission de la royauté (Macbeth, richard III), quand des enfants s’opposent aux pouvoirs des pères (Roméo et Juliette, Lear, Jule César)? Shakespeare n’est pas Molière, s’il émeut par les désirs des jeunes écrasés par la férule des anciens, c’est pour mieux en montrer les désastres. Contrairement à la lecture de Carsen, ce théâtre n’est pas celui de l’individualisme, mais de l’inscription du singulier dans l’universel. Il ne s’agit pas d’une pièce clinique sur le psychisme de Prospero, mais d’une fable sur le pouvoir, celui du créateur et celui des puissants. Malgré ses apparences de pièce païenne (esprit, magie, démon…), c’est une pièce chrétienne. Prospero, pour réparer l’injure faite à sa royauté de droit divin, se hisse à la hauteur d’un dieu humain et vise une vengeance impitoyable. Ce faisant il abolit la verticalité et s’exclut de la chrétienté et de l’humanité. « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. », « Tu ne tueras point. » prescrit le décalogue. Et pour ce qui est de la vengeance : « Ne vous vengez point vous-mêmes, (…) mais laissez agir la colère; car il est écrit: A moi la vengeance » (Romains 12:19). Robert Carsen, par sa lecture individualiste et psychologisante, abrase totalement l’œuvre, la réduisant à l’errance psychique d’un vieil homme spolié, enfermé à l’intérieur de son « île crânienne». Il y a bien de la folie dans l’œuvre, mais celle d’un démiurge tout puissant qui crée un monde autonome, hors société et hors dieu. Cette parabole ne peut porter qu’à être montrée. Il faut que la magie soit représentée pour que le renoncement final au pouvoir divin de Prospero  soit la moitié de son rachat. Le renoncement à la vengeance en étant la seconde.

La Tempête - Comédie Francaise - LA TEMPETE -

Texte français : Jean-Claude Carrière
Mise en scène : Robert Carsen

Avec la troupe de la Comédie-Française: Thierry Hancisse, Jérôme Pouly, Michel Vuillermoz, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Gilles David, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Benjamin Lavernhe, Noam Morgenzstern, Christophe Montenez

Scénographie : Radu Boruzescu
Costumes : Petra Reinhardt
Lumières : Robert Carsen et Peter Van Praet
Vidéo : Will Duke
Son : Léonard Françon
Dramaturgie : Ian Burton

Du 20 février au 21 mai 2018 à la Comédie Française

JEAN MOULIN EVANGILE

de Jean-Marie Besset
Mise en scène de Régis de Martrin-Donos

« Qui a dit que la poésie était inutile ? » s’exclame sa maîtresse ou amie -qui est qui en ces temps troublés?- au moment où Jean Moulin lui confie, sous la forme d’un poème à mémoriser, la clé de déchiffrement des premiers messages de la Résistance.

Entre ces premiers vers et les « sanglots longs » de Verlaine, annonçant le débarquement tant désiré, Jean Moulin, préfet d’Eure et Loir, déjà engagé -et torturé- pour son refus de collaborer lors de la débâcle va structurer et unifier les mouvements de Résistance. « Jean Moulin, Evangile » déroule ainsi en quatre tableaux (1940 : Invasion ; 1941 : Résistance ; 1942 : Organisation ; 1943 : Passion) et 22 stations la vie privée et l’action clandestine du résistant martyr.

Une fiction qui fait œuvre utile comme leçon d’histoire tout en contournant l’ornière didactique et prosaïque. Le texte et la mise en scène nous épargnent ainsi les scènes de torture auxquelles le sujet invite. Il n’y en a qu’une, mais efficace justement, car judicieusement placée au début de cette histoire pour bien marquer la singularité de cette débâcle, moins militaire que civilisationnelle : l’invasion puis la colonisation de la République par les barbares nazis, justifiant l’engagement de tous, de la gauche jusqu’à la droite, des esprits même les moins préparés -par la tradition ou l’éducation- à l’action clandestine.

Le recherché esthétique aurait pu sembler déplacé, mais là encore la très belle scénographie de ce spectacle reste avant tout utile. Principalement constituée de vieilles armoires et de lampes -augmentées de quelques chaises- promptement déplacées sur le plateau (les armoires sont équipées de roulettes), elle fait apparaître et disparaître en clair-obscur le dédale des décors dans et parmi lesquels glissent, furtifs, les acteurs et figurants de l’armée des ombres. Ces armoires forment des coins et recoins de rue, des portes coulissantes, passages officiels ou dérobés, se transforment en lieux de vie ou bien en cachettes. Décor mouvant, par ses formes et son éclairage, image d’un temps où rien n’est sûr, traduisant les suspicions, les doutes et les craintes des héros clandestins.

Loin du réalisme, on touche à l’essentiel. Efficace, le télégramme scotché sur une armoire et qu’on saisit d’un geste, sans s’embarrasser du déplacement vers une table, de l’ouverture d’un tiroir, etc. Quelques éléments suffisent pour dessiner le tout, à l’exemple du personnage du Général de Gaulle, interprété par Stéphane Dausse qui ne lui ressemble pas, sauf par la taille et l’imitation des inflexions de voix, mais est terriblement crédible.

Efficacité et rapidité pour concentrer sans en avoir l’air tant d’information -l’Histoire, le contexte politique, la vie personnelle, etc.- en 2h15… qu’on s’étonne de n’avoir pas vu passer.

Avec: Jean-Marie Besset, Laurent Charpentier, Stéphane Dausse, Arnaud Denis, Michael Evans, Loulou Hanssen, Chloé Lambert, Sophie Tellier, Gonzague Van Bervesselès.

Assistant mise en scène : Patrice Vrain Perrault

Scénographie: Alain Lagarde
Lumières: Pierre Peyronnet
Costumes: Davide Belugou
Sons Emile Tramier

Théâtre 14 du 5 septembre au 21 octobre 2017
Les mardis, vendredis, samedis à 20h30  (les samdis, également à 16h00) et les mercredis et jeudis à 19h00

UND

De Howard Barker
Mise en scène par Jacques Vincey

Un monologue glaçant qui se découpe en strates, ruptures, discontinuités, partant d’une idée simple, presque Beckettienne, celle d’une femme qui attend un homme. Mais quel homme ? Un amant ? Un bourreau ? De qui celui qui doit arriver, mais tarde à venir, est-il l’incarnation ou le nom ? Ces questions, Howard Barker, le dramaturge, inventeur du « Théâtre de la catastrophe », ne les résoudra pas. Ce qui l’intéresse, c’est la cruauté de la société et des individus qui la composent.

Seule sur scène, l’ex-soprano Nathalie Dessay, juchée sur un tabouret et vêtue d’une robe rouge sang mais distinguée. Suspendu aux cintres, un immense lustre fait de rectangles de glace, dont les gouttelettes explosent au sol avec une agaçante régularité, façonnant une ambiance déliquescente. Ce spectacle déconcertant de prime abord voit son décor s’autodétruire progressivement avec la chute aléatoire des pains de glace.

Prodigieuse, la comédienne qui passe par de multiples stades émotionnels, est avant tout une voix qui vibre, tressaute, mais qui sait se poser pour résonner dans l’espace. Aristocrate juive, ses mots, ses phrases cisaillent l’atmosphère comme des couperets. L’Holocauste, cette tragédie ultime, hante le texte, sans jamais être explicitement nommé. Des aphorismes cinglants règlent le compte à une certaine classe sociale outrageusement vaniteuse. « Le propre de l’aristocratie est d’ériger en loi ses appétits criminels ! » ou bien « Le suicide, la vérité parfaite de l’aristocratie.» sont scandés dans ce monologue déroutant, parfois drôle, souvent violent.

Expérience sensorielle, où les brusques sons de cloche et de coups sur la porte annoncent l’autre et surprennent par leur soudaineté, la comédienne quasi immobile, semble vouloir à tout prix rester droite et digne dans cet univers apocalyptique dont la fin est imminente. Fondus par la chaleur brute des éclairages, les blocs de glace s’effondrent avec fracas au sol, brisant la douce quiétude du clapotis des gouttelettes.

C’est peut-être la fin d’une existence qui nous est contée, l’écoulement du temps exprimé par les gouttes d’eau, les bruits brutaux et soudains signalant la présence et le souffle glacé de la mort. Travaillant sur les sens, l’écriture de Barker est un outil au service d’une voix à la tessiture étendue, que Nathalie Dessay s’approprie magistralement avec toute la musicalité et la modulation nécessaire, accompagnée par le musicien Alexandre Meyer qui forge une musique caverneuse où quelques pincements de corde fusionnent avec d’inquiétantes basses.

Au cœur d’une catastrophe en devenir, la comédienne au corps comme enfermé dans un carcan, entre en résistance face à l’inéluctable et nous interpelle, nous ramène progressivement à la lucidité que nous esquivons lâchement dans notre piètre quotidien. Et nous prenons petit à petit conscience de cette vie, pourtant précieuse, que nous laissons filer de nos doigts et qui se désagrège et n’épargne personne, quelle que soit sa classe ou son identité.

© Photographies : Christophe Raynaud de Lage

Mise en scène : Jacques Vincey

Texte : Howard Barker

Interprétation : Nathalie Dessay, Alexandre Meyer

Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy

Lumières : Pauline Guyonnet

Musique et sons : Alexandre Meyer

Costumes : Virginie Gervaise

Vu le mardi 30 mai au Théâtre du Gymnase à Marseille. Prochaines dates à venir