Lavaudant l’habille de noir et blanc, mais Alceste reste : en vers et contre tous, en vert et contre tout…
Comparant le style de Racine et celui de Molière, Sacha Guitry, qui s’y connaissait en littérature dramatique et en haute couture, disait : « Chez Molière les vers sont en smoking.». S’il avait connu Georges Lavaudant, il aurait ajouté : « … Comme les mises en scène de Lavaudant. » Oui en smoking. Et surtout le Misanthrope. Ici pas de toges, de rois, ni d’hécatombes ; mais pas non plus de comédie familiale, ni de farce, ou tribulations corporelles. Tout est presque concentré dans l’esthétique d’un combat autour de la langue et du discours. Discours pour dire la Vérité, ou discours pour la masquer. Une guerre en smoking donc, entre adultes consentants. Cela tombe bien puisque Lavaudant est lui-même un styliste, jusqu’à l’obsession (comme peuvent l’être des David Lynch, ou des Bob Wilson). Il teinte la vérité théâtrale toujours de sa vérité imaginaire. Un imaginaire fait de noir et blanc, taché de rouge sang ; vétu de la robe de soirée retirée du corps encore brûlant de Gloria Swanson dans « Boulevard du crépuscule ». Ce n’est pas sans raison que Lavaudant s’était toujours tenu éloigné de Molière, et ne pouvait s’en approcher que via « Le Misanthrope », par ce « petit coin sombre », avec « son noir chagrin ».
Il livre une mise en scène forte, une vision dense de l’œuvre, qui donne à réfléchir autant qu’à voir, et apporte sa contribution à l’histoire des représentations du Misanthrope.
© Marie Clauzade
Comme toujours chez Lavaudant, les décors sont somptueux et purement théâtraux dans leur artificialité assumée. L’idée d’un mobile biface : d’un côté le miroir sombre de la vérité qui renvoie au public son reflet peu flatteur (Alceste) , de l’autre l’apparat des robes chamarrées, oripeaux du show qui must go on (Célimène). Idée parfaite.
L’éclairage est à nouveau signé Lavaudant. La lumière froide et clinique jette sur la scène une humeur de chambre mortuaire, ou de table d’autopsie. Les costumes, nous en parlâmes plus haut : de la haute couture pour habiller l’étoffe de la haute couture dramatique.
Les comédiens ? Ma foi, ils sont arrivés à l’heure, connaissaient leurs répliques, et faisaient entendre haut et clair les vers de Molière (c’est à dire de façon intelligible et avec la maîtrise de l’alexandrin) et ce sans micros. Cela peut sembler une raillerie de ma part. Ça ne l’est pas, tant ces qualités se font rares sur le théâtre français contemporain.

Eric Elmosnino, est-il parvenu à survivre à Alceste sans périr sous son poids écrasant ? Oui. En s’engageant totalement dans la partition avec énergie et respect. Toutefois, son naturel comique, si puissant, à progressivement fait pencher la balance du côté des rieurs.
« Les rieurs sont pour vous, madame, c’est tout dire ; Et vous pouvez pousser contre moi la satire. » assène Alceste comme argument de la fausseté de Célimène. Et de fait, les rires du public qui emplirent tout l’acte cinq, y compris durant la scène finale, si noire et tragique, n’auraient pas convenus à Rousseau certes. Ils n’emporteront peut-être pas non plus l’entière adhésion de celui qui aime dans la pièce son caractère purement baroque, c’est à dire paradoxal et même oxymorique.
Ce qui est extraordinaire chez Alceste c’est qu’il est à la fois totalement sublime et totalement risible, totalement dans le refus des apparences et totalement dans le coup d’éclat permanent (spectaculaire !) etc. Cet alliage est dangereux à manier, tel un acide composé, une TNT instable. Un peu trop de tragédie et « pan ! », la pièce se tire une balle dans la tête (et Dieu, c’est à dire Dionysos, sait depuis Bérénice qu’une séparation amoureuse peut être la plus majestueuse tragédie). Un peu trop de comédie et « boum ! », elle éclate comme autant de pétards de carnaval. « Par la sangbleu, Messieurs ? Je ne croyais pas être si plaisant que je suis. », dit aussi l’atrabilaire à son public de marquis sans noblesse. « Plaisant » donc, à certains moments et par certains aspects évidemment ; mais pas « SI plaisant », c’est à dire pas de manière excessive, ou mal à propos. Donc oui Eric Elmosnino survit à Alceste, c’est une forte performance et beaucoup d’autres avant lui s’y sont cassés le cou, mais il ne parvient pas toujours à « le faire vivre ». Je veux dire par là, à rendre toute sa complexité, par où il est aussi monstrueux qu’humain.
Débutant avec Guitry je finirai avec Jouvet. Dans ses indispensables cours au conservatoire (sténos disponibles chez Gallimard sous le titre « Molière et la tragédie classique »), il expliquait :
« On ne sera jamais Alceste ». On peut toutefois tenter de l’interpréter honnêtement, avec la volonté de servir l’auteur, et un engagement complet. En cela le Misanthrope de George Lavaudant d’Éric Elmosnino est une superbe réussite.
Texte Molière
Mise en scène Georges Lavaudant
Dramaturgie Daniel Loayza • Scénographie & costumes Jean-Pierre Vergier • Assistante à la mise en scène Fani Carenco • Maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo • Assistante costumes Siegrid Petit-Imbert • Création lumière Georges Lavaudant, Cristobal Castillo-Mora • Création son Jean-Louis Imbert
Alceste Eric Elmosnino • Philinte François Marthouret • Célimène Mélodie Richard • Oronte Aurélien Recoing • Arsinoé Astrid Bas • Clitandre Luc-Antoine Diquéro • Éliante Anysia Mabe • Basque Bernard Vergne • Du Bois Thomas Trigeaud • Acaste Mathurin Voltz
https://www.athenee-theatre.com/saison/spectacle/-le-misanthrope.htm