Festival Avignon In 2018 : La reprise – Histoire(s) du théâtre

Ecriture collective
Conception et mise en scène: Milo Rau

Milo Rau porte sur scène l’histoire d’un fait divers sordide, le meurtre d’un jeune homosexuel, Ihsane Jafry, à Liège en 2012 par une bande de jeunes gens désœuvrés. Intitulé La Reprise-Histoire(s)du théâtre (I) en référence aux Histoire(s) de cinéma de Jean-Luc Godard, la pièce part d’une recherche documentée et circonstanciée d’un fait divers qui se mût en tragédie.

Milo Rau poursuit là un travail déjà ancien de questionnement de la violence théâtrale et celle de sa représentation. En suivant à la lettre les principes de son Manifeste de Gand, Milo Rau en artiste performer remodèle le réel, fait entendre plusieurs langues sur le plateau, opte pour un décor sobre. En revanche, il exhibe avec humour les conditions et la possibilité même de l’illusion théâtrale. La tragédie en forme de work in progress se déroule en cinq actes et à le fantôme d’ Hamlet pour héraut. Le spectre, rendu par un brouillard épais permet au metteur en scène d’introduire la question du personnage de théâtre. Comment construire un personnage de théâtre, comment choisit -on un comédien ou comment et pourquoi devient-on comédien ? La pièce débute très naturellement par un casting de comédiens amateurs, à qui l’on demande ce dont ils seraient capables sur scène et ce qu’il y a de singulier en eux. Filmés en vidéo, ils initient le jeu sur le réel et son double à l’œuvre dans la pièce. A la gardienne de chiens de riches, Suzzy Cocco le metteur en scène demande si elle serait capable de jouer nue, en particulier avec lui, ce qui ne manquera pas d’advenir ensuite. Choisie pour incarner la mère d’Ihsane, on la découvre ensuite nue avec le personnage du père et époux, en vidéo et en léger différé  sur le plateau. Les questions posées aux comédiens durant le casting qui renseignent sur leur vie véritable vont nourrir le drame qu’il joueront. Ces scènes doubles interrogent la vérité, la falsification inévitable  du réel. Que dire et que ne pas dire sur scène ou encore que représenter et que ne pas représenter, voilà les questions qui hantent la pièce.  Au comédien amateur choisi pour incarner le meurtrier et qui se retrouve toujours à jouer les méchants par délit de sale tête, on demande de gifler une femme avec force avant de lui enseigner à mimer la violence sans faire mal. Y a-t-il une indécence théâtrale à recréer sur le plateau la violence du fait réel sur quoi s’appuie la pièce ?  Cette violence qui a secoué la ville de Liège en 2012 après le meurtre sauvage et gratuit d’Ihsane Jafry, comment ne pas la rendre sur un plateau ? La Reprise suppose que la vérité de l’événement, forcément repensée par les protagonistes du drame relève d’un travail de récollection, c’est à dire que les faits sont réévalués par les protagonistes. En effet, puisque la victime est morte et que seuls les bourreaux peuvent raconter le drame, on ne connaîtra jamais la vérité. Le metteur en scène qui a travaillé en amont en sociologue, a documenté les faits et l’histoire des protagonistes du drame, en interrogeant l’ex petit ami d’Ihsane, ses parents, la vie des meurtriers et la ville sinistrée de Liège. L’un des comédiens, Sébastien Foucault, avait assisté au procès des trois assassins alors qu’il était au chômage et le travail de son ami Milo Rau s’est nourri des minutes du procès. Sans invoquer le déterminisme social, le metteur en scène ne saurait oublier la déshérence sociale des meurtriers, chômeurs dans une ville ouvrière sinistrée, Liège. Cette ville est le théâtre du réalisme social des films des frères Dardenne, dans lesquels les comédiens ont figuré, comme si jouer dans un film des frères Dardenne était l’unique possibilité d’incarner un petit rôle de comédien. Pour autant, ce qui intéresse Milou Rau semble au delà : à traquer au plus près la mécanique de l’horreur, à reconstituer pas à pas l’enchaînement fatal des événements qui ont conduit un jeune homme qui sortait d’un bar gay à se retrouver embarqué dans une voiture avec trois passagers qui vont le rouer de coups et l’abandonner nu dans une forêt, il semble invoquer une sorte de transcendance qui nous unirait dans un destin collectif. Il faut bien qu’il y ait dans cette tragédie dépourvue de dieux, un sens à ce déchaînement de violence qui semble gratuite. On cherche des signes, la coïncidence des anniversaires des protagonistes, la montée inexpliquée dans la voiture des meurtriers. Et une fois qu’on a monté une tragédie, comment la finir ? Comment sortir de scène ? Le comédien qui joue Ihsane termine sur une note musicale en interprétant un morceau de Purcell façon Klaus Nomi. Ne semblant pas satisfait, il réitère la fin en invoquant une scène de Wajdi Mouawad dans laquelle un acteur monte sur une chaise et s’apprête à se pendre, précisant qu’il peut rester la corde au cou environ vingt secondes après quoi il mourra si aucun spectateur ne daigne venir le sauver. Un spectacle habité et visionnaire.

Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Avec Tom Adjibi, Sara De Bosschere, Suzy Cocco, Sébastien Foucault, Fabian Leenders, Johan Leysen

Conception et mise en scène: Milo Rau
Texte: Milo Rau, écriture collective
Dramaturgie: Eva-Maria Bertschy, Stefan Bläske, Carmen Hornbostel
Scénographie et costumes:  Anton Lukas
Lumière: Jurgen Kolb
Vidéo: Maxime Jennes, Dimitri Petrovic

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ANQUETIL TOUT SEUL

Adaptation théâtrale et mise en scène : Roland Guenoun 

D’après un roman de Paul Fournel 

 

La carrière du célèbre coureur cycliste au fil des souvenirs d’un admirateur : un narrateur nostalgique revoit les images, réelles ou inventées, de la carrière de Jacques Anquetil qui l’ont marqué depuis l’enfance. Le narrateur prend alors en charge tous les rôles (coureurs, directeur sportif, commentateur) qui gravitent autour du champion et de sa femme, divorcée de son médecin personnel et que le champion impose, bravant les mœurs machistes du peloton, comme manager, chauffeur, etc. 

Au centre de la scène, Anquetil s’échine sur son outil de travail, un vélo, jaune comme son maillot, qu’il remisera au clou pour n’y plus toucher, la carrière finie. Courbé sous l’effort et les souffrances de l’entraînement ou dans la solitude des compétitions -l’homme déteste s’agréger au peloton, il trace sa route. Derrière, sur une série discontinue de panneaux, défilent -projetées en vidéo- les lignes blanches de la route, le bitume, la nuit. Racé, le coureur fend l’air comme une caravelle. L’image du rouleur Anquetil, admiré mais mal aimé, et celle d’un froid champion, calculateur et moderne. C’est un spécialiste des contre-la-montre qui lui assurent un avantage décisif face aux grimpeurs fougueux, tels Poulidor.  

Mais l’Anquetil qui nous est révélé dans cette pièce tirée du roman de Paul Fournel est un dandy de la petite reine, scandaleux dans sa vie privée et parmi le peloton. Derrière le champion froid et conquérant, on ne soupçonnait pas autant de matière romanesque. Ce caractère rebelle transgresse tous les interdits, sans goût pour la bravade cependant. Il est simplement un esprit libre et franc, un échappé. Aux tristes rigueurs diététiques que les directeurs sportifs imposent aux coureurs (un fade régime à base de féculents et de légumes bouillis) il répond champagne, mets fins, cigarettes et caprices d’huîtres au petit déjeuner.  Bravant l’opinion, il s’opposera aux premières lois anti-dopage qu’il juge hypocrites. Le métier est dur, qu’imaginent-ils ? Toujours, il avouera courir pour l’argent. 

L’atmosphère de ce début des années 60 nous est restitué sur les panneaux de projection : des images d’archives, les extraits d’émission d’une télé aux angles arrondis et la file des personnages pris en charge par le narrateur (Raphaël Geminiani, Léon Zitrone, etc) qui nous paraissent d’abord plus imités que véritablement interprétés mais ajoutent finalement, touche après touche, leur couleur au tableau. 

La tension entre le flamboyant orgueil du champion, la griserie du succès, et les sacrifices endurés s’incarnent dans la silhouette longiligne du dandy gominé de sueur. La scène où le champion craque et pleure au bas de son vélo quand il manque d’abandonner son pari fou d’enchaîner un « Paris-Bordeaux » dans la foulée du « Tour du Dauphiné » (dont il a franchi la ligne d’arrivée en vainqueur seulement huit heures auparavant) est terriblement poignante. Une vie flamboyante et brève -il est mort à 54 ans- comme ce spectacle. 

 

Interprètes: Matila Malliarakis, Clémentine Lebocey, Stéphane Olivié Bisson
Scénographie: Marc Thiebault
Vidéo: Léonard
Musique: Nicolas Jorelle
Lumières : Laurent Béal
Son: Joann Pérez
Costumes : Lucie Gardie 

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EUGENIE GRANDET

D’après l’oeuvre d’Honoré de Balzac

Adaptation et mise en scène : Camille de la Guillonnière

Des volets blanc décatis et un encadrement de fenêtre suspendus sur le plateau ; une armoire au fond et un fauteuil fané par les ans… Voilà l’habitat bourgeois typique d’une petite ville provinciale mais marquée par l’avarice forcenée de son propriétaire. Cette grandeur délavée, laissée en jachère par Grandet, vigneron devenu immensément riche, dont toute l’énergie et l’intelligence restent focalisées à travailler et thésauriser, excite les convoitises de deux familles concurrentes, celles du notaire et du banquier de la ville. De par leur fonction, ils sont les seuls à avoir mesuré l’étendue des richesses de Grandet… même si toute la ville renifle, à leur insistante obséquiosité, l’odeur du magot. Chacune des deux familles ambitionne donc, pour son fils un mariage avec la fille de Grandet, Eugénie. Balzac nous dépeint la malice et les calculs de tous (y compris Grandet, qui utilise de son côté l’ambition des deux familles concurrentes comme appât « pour pêcher plus gros ») de cette inévitable comédie des intérêts jouée dans le grand monde, à Paris, comme dans les plus minuscules provinces.

On prend d’abord ce début choral, à six voix, qui présente ainsi les personnages et partant la situation, comme les voix des commères de Saumur, ces petites villes de province où l’on sait tout sur tous et l’on s’attend à voir se détacher les personnages de l’histoire, mais non ! Il ne s’agit pas ici d’une adaptation du roman. Balzac lui-même n’a jamais triomphé sur les planches, malgré quelques tentatives pour se refaire et payer ses énormes dettes, c’est dans le roman -moins rémunérateur en son temps- que s’exprime le mieux son génie. C’est donc cette forme que le metteur en scène à tenu à conserver sur le plateau : le texte, tout le texte, jusqu’aux moindres termes d’énonciation (« dit-il », « pensa -t-il », etc).

Quel bonheur d’entendre le texte, de se faire lire à six voix, une voix, trois voix, par d’excellents comédiens la phrase de Balzac. La diction est impeccable ; la rigueur et le soin apportés à l’énonciation du texte autorisent alors toutes les fantaisies du jeu : aucun ajout ou commentaire, mais une interprétation vive et enjouée marquant les respirations, les silences, les changements de rythme. Ajoutant au charme de cette « lecture gesticulée », les comédiens chantent parfois, accompagnés à la guitare. Un régal, spécialement pour les amateurs de la Comédie humaine.

 Grandet 01

Interprètes : Hélène Bertrand, charles Pommel, Lara Boric, Erwan Mozet, Pélagie Papillon, Lorine Wolff.

Assistant à la mise en scène : Frédéric Lapinsonnière
Créatrice des costumes : Nelly Geyres
Créateur Lumièes : Luc Muscillo

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