AVANT LA RETRAITE

De Thomas Bernhard

Mise en scène Alain Françon

 

Rudolf, ancien officier nazi et commandant adjoint de camp d’extermination reconverti en respectable président de tribunal, s’apprête à prendre sa retraite au terme d’une carrière exemplaire au service du droit et de la justice. La pièce se déroule le 7 octobre, jour de la naissance de Himmler, que Rudolf et sa sœur aimante Véra, en présence de leur cadette Carla (« la victime », paraplégique et mutique), s’apprêtent à fêter comme il se doit.

En cette année 2022 ce n’est pas l’anniversaire d’Himmler qu’André Marcon et Alain Françon fêtent ensemble sur la scène du Théâtre de la porte Saint Martin, mais les cinquante ans de leur première pièce en commun ! (La Farce de Burgos, jouée à Annecy en février 1972). On a les anniversaires qu’on mérite. Pas de ces anniversaires que l’on fête dans la honte des caves de l’histoire, volets fermés, mais au grand jour du « grand théâtre », que ces deux-là servent en faisant notre joie. Ils ont choisi un grand champagne pour l’occasion : Bernhard. Ce grand cru du texte, de l’énonciation, du style, de la musique verbale. Un vin amer cependant qui n’est pas fait pour ravir aisément, qui attaque le palais d’une acidité joyeuse et dévastatrice.

 

Bernhard montre dans « Avant la retraite » le nazisme pour ce qu’il est : une médiocrité habillée en uniforme Hugo Boss. Pas de fascination pour l’esthétique nationale socialiste ici, comme on la trouve trop souvent ailleurs. Comme toujours, Alain Françon n’adapte pas l’œuvre, mais s’adapte à elle. La monstruosité est dans le terne, le banal, du mal. Cela, Anna Arendt l’a théorisé, et Françon le figure. Il n’y a donc aucun coup d’éclat, ni même aucun éclat, dans sa mise en scène. Il y surtout une confiance extrême dans le texte, et la capacité d’interprétation musicale de ses comédiens. Cette horrible médiocrité n’est contredite par rien durant deux heures : ni par le décor, ni par la mise en scène qui est presque plus un constat, un procès-verbal scénique, qu’une monstration.

 

© Jean-Louis Fernandez

Dans la direction d’acteurs, le parti pris est simple et radical : Jouer au premier degré, avec une totale conviction ces personnages. Comme des blocs d’évidence (qui répètent d’ailleurs n’avoir aucun doute ou remord). Pas de mise à distance brechtienne, ni de grand guignol ou de caricature rigolarde. Catherine Hiegel et André Marcon ne cherchent ni à défendre leurs personnages ni à les enfoncer, ils les jouent avec une totale sincérité. On serait presque tenté de dire une totale humanité. Cela culmine lors du passage hallucinant du feuilletage de l’album souvenir. Hiegel et Marcon, fauves de monstruosité quotidienne, jalonnent l’horreur de leurs commentaires triviaux, involontairement comiques, produisant le fou rire sous la forme d’une nausée. Ce passage semble s’étirer sans fin, dans un absurde de plus en plus absurde où l’histoire d’un génocide se réduirait au kitsch d’une soirée diapositive. Il faut voir comment ces deux grands comédiens plongent au fond de cette petite horreur jubilatoire et infantile et nous emportent avec eux dans « ce gouffre où triomphent les vices ».

Ils incarnent jusqu’à l’extrême dans la relation Vera/Rudolf cette confusion entre amour et haine, entre amour et peur, consubstantielle à l’univers nazi. À la fin de la guerre, Hitler par amour du peuple allemand ira jusqu’au vœu final de la destruction du peuple allemand, et les parents Goebbels administreront amoureusement à leurs six enfants une dose mortelle de cyanure en mai 1945. Les comédiens nous font expérimenter cela.  Oui, Marcon est terrifiant, pointant son Luger vers Vera et vociférant « Je pourrais te bousiller », et Hiegel inquiétante en femme terrorisée autant qu’aimante. Un couple inoubliable de théâtre.

Il faut enfin souligner la remarquable et magnifique création lumières de Joël Hourbeigt, lui aussi inséparable de la réussite théâtrale d’Alain Françon depuis tant d’années. Il crée la disparition du soleil en cette fin d’après-midi d’automne, en dégradés imperceptibles, et son remplacement par les lumières sombres et intestines d’un huis-clos familial socialiste. Il figure implacablement, avec les comédiens et leur metteur en scène, non pas un Crépuscule des dieux wagnérien ou viscontien, mais le crépuscule d’un vieux, d’un SS aviné dont la retraite est une débandade.

 

De Thomas Bernhard

Mise en scène Alain Françon

Avec Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon

Avec la participation d’Helena Eden

Décors jacques Gabel, assisté de Morgane Baux

Lumières Joël Hourbeigt

Costumes Marie La Rocca

Musique Marie-Jeanne Séréro

 

Théâtre de la Porte Saint-Martin

Du lundi au samedi de 13h à 19h et le dimanche de 13h à 16h.

18, boulevard Saint Martin 75010 Paris

 

https://www.portestmartin.com/spectacle/piece/avant-la-retraite

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